Plusieurs jours après sa consécration par le grand prix « Assia Djebar », la polémique autour du roman d’Inaam Bayoud, « Houaria », cible de critiques, parfois violentes, ne faiblit toujours pas.
Entre thuriféraires du roman, au nom du sacro-saint principe de la liberté d’expression, et ses contempteurs, essentiellement conservateurs, autoproclamés gardiens de la morale religieuse en Algérie, le choix de l’attribution du prix par le jury continue de diviser.
Dans ce roman dont la polémique a boosté la promotion, que désormais les lecteurs s’arrachent, qu’ils s’échangent en version PDF, Inaam Bayoud a voulu raconter la décennie noire à travers des personnages d’une catégorie sociale marginalisée qui a été exploité par les islamistes durant les années 199O pour commettre des assassinats.
Le président du jury du prix Assia Djebar défend son « Houaria »
Un sujet qui rappelle un conflit dont les stigmates continuent à rythmer la vie politique en Algérie, comme on l’a vu durant les manifestations du « Hirak ».
Accusée d’avoir porté atteinte à la pudeur et aux valeurs de la société algérienne, Inaam Bayoudh a essuyé une salve de critiques de la part de certains gardiens de la morale, pour une partie prisonniers d’une idéologie rétrograde et non qualifiés pour la critique littéraire.
Certains sont même allés jusqu’à remettre en cause les compétences du jury tandis que d’autres ont trouvé à redire sur le nationalisme de Assia Djebar, un des monuments de la littérature mondiale.
Au-delà du contenu, du style, de la beauté et de la narration de l’œuvre, qui à l’évidence peuvent faire l’objet de critiques, que chacun peut ou non apprécier, la polémique a permis cependant, aux yeux des observateurs, de jeter la lumière de nouveau sur l’état de la société algérienne sur le plan culturel.
Elle a mis à nu les clivages qui minent la société algérienne par rapport à de nombreuses questions : la place des langues, le rapport à la religion, le poids du conservatisme, le rapport à la modernité, le poids de l’idéologie dominante et la conception de la liberté.
« Les évaluations exprimant des positions politiques ont joué un rôle essentiel dans l’orientation des commentaires et des écrits, étant donné que le sujet du roman est toujours vivant dans les cœurs et exprime des refoulés collectifs que la société algérienne n’a pas réussi à surmonter faute de débat et de mécanismes appropriés. Cette campagne a permis aux parties au conflit de s’exprimer à partir de leurs différentes positions sur la question des années de braise », estime Abdelhamid Bourayou, président du jury du grand prix Assia Djebar.
Dans une mise au point publiée sur les réseaux sociaux, plusieurs jours après la tempête soulevée par le roman, ce critique littéraire, docteur d’Etat, linguiste, chercheur en patrimoine populaire et spécialiste de la littérature populaire algérienne, défend le choix du jury.
« Le jury est composé de professeurs d’université spécialisés en littérature, de personnalités médiatiques, d’activistes du domaine culturel, de romanciers, de poètes et de traducteurs. Certains d’entre nous sont âgés et expérimentés et d’autres appartiennent à la nouvelle génération. Nos expériences, nos goûts et nos préjugés culturels sont aussi divers que la scène culturelle algérienne, mais nous discutons, nous essayons de nous convaincre mutuellement et en fin de compte nous adoptons la position de la majorité », assure-t-il.
Abdelhamid Bourayou poursuit en insistant sur l’indépendance du jury du grand prix Assia Djebar.
« Par conséquent, nous sommes responsables de notre sélection et nous ne sommes soumis qu’au règlement intérieur du jury et à ce qu’exige la conduite de notre institution, y compris la soumission des procès-verbaux et d’un rapport final à la tutelle lors de la cérémonie de remise des prix, et c’est ce que nous avons fait. Aucune autre partie n’a le droit de nous demander de justifier la sélection, puisque le jury est souverain dans sa décision », souligne-t-il encore.
Ce que révèle la polémique sur le roman « Houaria »
Auteur de plusieurs ouvrages, Abdelhamid Bourayou estime que «si nous dépassons cette dimension politique et nous arrêtons à la dimension culturelle, la position du « courant arabophone conservateur » apparaît clairement.
« Son évaluation de la littérature algérienne s’inscrit dans une perspective éthique et religieuse. Il impose des restrictions au travail artistique de telle sorte qu’il bannit toute expression qu’il considère comme une violation des valeurs religieuses et morales reconnues dans la société et exige de l’écrivain le respect des limites de la décence, de la dignité et de la politesse dans l’expression », développe le président du jury du grand prix Assia Djebar.
« C’est une position sur la littérature qui trouve ses racines dans l’œuvre littéraire de l’Association des oulémas musulmans algériens (…) », explique-t-il en rappelant que cette association avait établi « une hiérarchie dans les arts littéraires », excluant l’art du roman qui connaîtra un essor dans les années 1970 avec des écrivains modernistes à l’image de Abdelhamid Benhadouga, Tahar Ouettar ou encore Merzak Begtache.
L’arabe algérien, l’autre facette de la polémique
« Certains commentaires et écrits incarnent certaines des tensions existantes entre les différentes sensibilités culturelles présentes dans le milieu culturel algérien, qui reposent sur les contradictions suivantes : arabophone/francophone, religieux/laïc, femme/homme, traditionnel/moderne, régional/national en plus certains différends personnels sont apparus clairement et des accusations mutuelles entre des et tous ses partisans », relève-t-il.
Autre constat : le refus de certains de considérer l’arabe algérien, comme une langue à part entière. « Les commentaires et les écrits expriment une insistance sur le rejet de l’utilisation de la langue de la vie quotidienne – l’arabe familier – comme outil d’expression littéraire. Il s’agit d’une position fanatique si l’on considère la littérature égyptienne, par exemple : nous constatons qu’il existe un certain nombre de romans et de pièces de théâtre écrits en langue populaire égyptienne, alors qu’un seul roman est paru chez nous qui figurait parmi les œuvres présentées lors de la sixième session du Prix Assia Djebar », affirme Bourayou dont l’avis semble tranché concernant l’usage de la langue populaire dans le roman.
« Personnellement, je crois qu’écrire un roman nécessite une hybridation linguistique et l’usage de l’arabe du quotidien, d’autant plus que l’art du roman s’adresse à la société dans toutes ses manifestations », soutient-il.
Un arabe populaire dont des politiques et des spécialistes en linguistique revendiquent la promotion et qui a eu ses lettres de noblesse dans le théâtre de Kateb Yacine ou encore dans de nombreux films comme ceux de l’ «Inspecteur Tahar ».
« L’algérien n’est ni une darija, ni une âamiya, ni une châabiya. L’algérien est une langue avec sa personnalité historique, son entièreté morpho-syntaxique et son formidable génie sémantique », répète inlassablement, Rabeh Sebaa, l’un de nos plus brillants sociologues et auteur du roman « Fahla », en arabe populaire.