Débats et Contributions

Rompre avec le capitalisme de copinage au Moyen-Orient et en Afrique du Nord

TRIBUNE. Les soulèvements arabes qui ont débuté en 2011 ont mis en évidence le mécontentement de la jeunesse et ses aspirations à un avenir plus prometteur. Le niveau élevé de chômage des jeunes — en particulier parmi les femmes et les plus éduqués — a été l’un des principaux symptômes de cette « rupture du contrat social ».

Dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (et c’est une exception mondiale), les individus instruits sont plus susceptibles que les populations moins éduquées d’être chômeurs — une situation qui entretient un exode massif des cerveaux et le désespoir.

Mais le chômage des jeunes n’a pas été le seul déclencheur de ce qui allait devenir le « Printemps arabe » : la médiocrité des services publics (électricité, eau, logement et transport) a également été une source de frustration et d’exclusion supplémentaire des populations marginalisées.

Aujourd’hui, un peu plus de huit ans après les premières manifestations du Printemps arabe, de nouvelles vagues de protestations, y compris en Algérie et au Soudan, montrent que les initiatives prises par les pouvoirs publics des pays de la région MENA, en particulier pour atténuer les à-coups de la croissance et de l’inflation, n’ont pas fait disparaître les problèmes à l’origine des profondes insatisfactions populaires.

Au cœur de cette incapacité des pays de la région à offrir des débouchés et des services de meilleure qualité, les barrières pratiquement impénétrables à l’accès des entreprises à certains marchés essentiels. Ou, pour reprendre le jargon des économistes, le « manque de contestabilité ». Autrement dit, les économies de la région MENA ont favorisé les entreprises en place, privées ou détenues par l’État.

Ce défaut de contestabilité alimente le copinage et la recherche de rentes, comme celles procurées par des licences d’importation exclusives. Les secteurs de la distribution, de la logistique et des services publics n’ont guère tendance à embaucher des profils nouveaux susceptibles d’introduire de l’innovation et, à terme, d’augmenter la productivité et les revenus. La taille écrasante du secteur informel reflète l’incapacité des individus, en particulier les jeunes, à rejoindre l’économie formelle, dont l’accès est barricadé.

Ce défaut de contestabilité du marché intérieur se répercute aussi au plan régional : les entreprises en place au niveau national ont tendance à ériger des barrières à l’entrée et ont du mal à se projeter à l’échelle régionale et, a fortiori, internationale. Ce qui explique pourquoi la région est la moins intégrée du monde. D’autant que l’absence de contrepouvoirs réglementaires au niveau national et régional ne permet pas de promouvoir la concurrence dans le secteur privé comme dans le secteur public.

Globalement, la région MENA est bloquée dans une phase de transition. Les pays sont piégés dans un cercle vicieux qui voit les gouvernements reporter les politiques de stabilisation afin d’engager de vastes projets d’infrastructure — sans le filtre utile de partenariats avec le secteur privé — et étendre des politiques de redistribution souvent inefficaces, privilégiant notamment les subventions universelles au lieu de mesures ciblées de soutien.

Lorsqu’ils se retrouvent à court de liquidités, les pays de la région MENA en appellent à la communauté internationale. Ensemble, les gouvernements et les bailleurs internationaux conçoivent des plans de relance conditionnés à des mesures contraignantes débouchant le plus souvent sur des politiques de stabilisation.

Ces réformes, qui leur permettent en général de conserver le soutien des organismes bilatéraux et multilatéraux, semblent toujours s’arrêter avant d’aborder la question plus profonde de la contestabilité, qui pourrait changer définitivement la structure et le dynamisme de ces économies.

Le boum pétrolier des années 2000, qui a bénéficié aux pays exportateurs comme aux pays importateurs (ces derniers recevant des dons, des investissements directs étrangers et des transferts de fonds), illustre parfaitement bien ce cycle de la stabilisation retardée.

L’effondrement des cours de pétrole observé à partir de 2014 a conduit les pays de la région MENA à faire machine arrière, après des années de dépenses systématiques, pour s’engager dans des politiques de stabilisation. Ces efforts ont certes permis de contenir les déficits extérieurs et intérieurs mais, pour édifier des sociétés plus inclusives, ces pays doivent passer à l’étape suivante et promouvoir sincèrement la concurrence et les politiques antitrust dans tous les secteurs de l’économie — institutionnalisant de fait la contestabilité.

De simples discussions sur les réformes structurelles et les listes souvent sans fin d’interventions ne parviendront qu’à traiter les symptômes au lieu des causes et n’enverront pas de signal crédible d’une évolution de la pratique des affaires dans la région. Ces politiques ne s’attellent pas à la question fondamentale de l’absence d’égalité des chances et d’emplois, née de ce défaut de contestabilité du marché. Le développement achoppe sur le contrat social en vigueur dans les pays de la région MENA, qui a habitué les citoyens à bénéficier de services publics gratuits et d’emplois dans l’administration, en échange de leur tolérance face au manque de responsabilité et aux pratiques de copinage qui en découlent.

Dans ce contexte, qui remonte à l’indépendance, les citoyens acceptent comme mode unique de développement économique une forme inefficace de redistribution qui consiste entre autres à promouvoir et protéger les « champions » nationaux lesquels sont, en général, des entreprises d’État.

Le rôle essentiel des forces du marché et d’une contestabilité accrue pour permettre aux individus et aux économies d’exprimer leur potentiel a ainsi été évacué de la conscience publique. Les pays de la région MENA semblent pour la plupart ignorer les incroyables progrès de la lutte contre la pauvreté obtenus en Chine et ailleurs en Asie en quelques décennies seulement : ces pays ont utilisé le levier des mécanismes de marché pour améliorer l’allocation des ressources et, partant, la marge de manœuvre économique de chaque individu.

Une forme plus moderne de promotion de l’égalité des chances doit faire partie de la solution, surtout dans la région MENA où l’enjeu reste celui de la cohésion sociale. Pour empêcher la perpétuation d’une oligarchie — où un groupe restreint de personnes ayant du pouvoir parvient le plus souvent à s’emparer des tentatives de libéralisation, ce qui entretient chez les citoyens l’idée que les dés sont pipés — il faut laisser le champ libre aux forces du marché dans un cadre réglementaire supervisé par des acteurs indépendants.

Les autorités des pays de la région MENA doivent éviter de céder à la tentation du populisme qui rejette les forces du marché pour préserver le copinage. L’effondrement économique du Venezuela et d’autres pays fragiles suggère que les politiques de redistribution inefficaces et statiques adoptées ne sont souvent que le prétexte à entretenir des pratiques opaques de favoritisme qui ne profitent qu’à quelques-uns.

Les gouvernements de la région MENA doivent au contraire s’employer à compléter leurs efforts de stabilisation par une phase d’institutionnalisation comprenant la modernisation de la protection sociale et la promotion de la contestabilité afin de démontrer leur engagement à restaurer la confiance de citoyens et qui, à terme, conduira au renforcement de la cohésion sociale et à l’appropriation des réformes.

Les partenaires de développement peuvent aider les pays de la région MENA à s’engager dans cette voie. Ils doivent, de manière concertée, soulever cette question de la contestabilité et appuyer la création d’organismes locaux crédibles et indépendants pour promouvoir la concurrence, première étape incontournable de l’édification de sociétés plus inclusives. Concrètement, cela pourrait se traduire par des critères de conditionnalité portant sur un projet institutionnel conçu pour soutenir l’émergence d’organismes réglementaires puissants et indépendants.

Faute de contrôle et de coordination, les règles de l’Organisation mondiale du commerce et les normes européennes frappant les exportations en vigueur n’ont encore guère eu d’effets sur la structure des économies des pays MENA.

Les strictes conditions imposées aux pays candidats à l’adhésion à l’Union européenne ont conduit les autorités des pays d’Europe orientale et la Turquie à bâtir une véritable culture de la concurrence et à attirer des investissements directs étrangers.

Premier marché du monde, l’Union européenne pourrait, en lançant avec les autres partenaires de développement un appel à l’action, contribuer à attirer dans la région MENA les investissements directs étrangers vitaux pour créer les millions d’emplois dont elle a besoin.

L’absence de marchés contestables dissuadera systématiquement les investissements et l’innovation, et maintiendra solidement en place les acteurs historiques et les pratiques de recherche de rente.

La région et la communauté internationale doivent agir ensemble pour démanteler les barrières à l’entrée et faire émerger des organismes réglementaires indépendants à l’échelle nationale et régionale afin d’instituer les conditions requises pour une concurrence libre et équitable.


Rabah Arezki, économiste en chef*


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