ENTRETIEN. Rencontre avec le célèbre musicien et compositeur algérien Safy Boutella. Né en 1950, coproducteur et arrangeur de l’album qui a changé la face du raï (Kutché, avec Cheb Khaled), compositeur aussi de l’album de jazz Mejnoun, réalisateur de plusieurs fresques et de dizaines de musiques de film, Safy Boutella va, sans trêve, de projets en projets et rêve d’une réelle prise en charge des jeunes qui assurerait une relève à l’art en Algérie.
Vous avez beaucoup voyagé. Ces voyages sont-ils la raison pour laquelle vous mélangez autant les genres musicaux ?
C’est vrai que lorsqu’on voyage, on écoute beaucoup de choses différentes. Mais surtout, j’ai été à bonne école, avec un père mélomane qui écoutait autant de la musique classique universelle que de la musique moyen-orientale, du chaâbi de chez nous, de la chanson française… J’ai, depuis ma naissance, la tête remplie de musiques. Je ne me suis pas cantonné à un seul genre et j’ai toujours été libre dans ce que je faisais.
Aujourd’hui, continuez-vous à avoir des projets aussi divers ?
Je travaille beaucoup avec de jeunes chanteurs et musiciens, voire des réalisateurs de films. J’ai de nombreux « chantiers » en cours : un album personnel, un projet symphonique revisitant mon répertoire, une musique de film… Et j’aimerais vraiment réaliser chez nous le concert que j’avais fait à Rabat avec Nass el Ghiwane, mais cela ne semble malheureusement pas possible aujourd’hui…
Cette collaboration avec Nass el Ghiwane, comment a-t-elle commencé ?
J’ai été contacté par les organisateurs du festival Mawazine qui voulaient que je revisite le répertoire mythique de ce groupe.
Ce projet où vous travaillez avec des jeunes chanteurs algériens, en quoi consiste-t-il ?
Je suis en train de finir un projet qui s’appelle Pluriels, un projet « dix plus un » : j’ai choisi dix chanteurs et chanteuses de la nouvelle scène algérienne et je leur ai demandé de me donner un morceau qui leur tient à cœur, un morceau qui traduise un sentiment d’urgence. La plupart m’ont donné des morceaux qui parlent du pays, de leur ville, ou tout simplement d’amour. J’ai ensuite arrangé ces morceaux qui m’ont beaucoup inspiré. Et, avec les producteurs, nous avons réalisé une sorte de road movie de cette aventure : je suis allé voir ces chanteurs dans leur ville, en Algérie, et nous avons filmé le moment où ils me donnent leur chanson puis celui où je leur remets l’arrangement que j’en ai fait. J’ai aussi composé un hymne qu’ils ont tous chanté.
Ces chanteurs et ces chanteuses, comment les avez-vous repérés ?
Je m’intéresse de près aux jeunes artistes, je les suis. Certains chanteurs que je connais m’en ont fait découvrir d’autres. Cela m’a permis de rencontrer des artistes qui composent des choses incroyables, très authentiques.
Comment ces jeunes artistes ont-il appris à faire de la musique ?
Ils ont souvent appris comme ça, sur le tas, parce que cela devait sortir de leur être et de leurs tripes. Certains ont peut-être fait le conservatoire, mais d’autres sont autodidactes. Leur enthousiasme, leur créativité et leur joie de vivre, malgré tout, est très motivante. Et ils portent des valeurs qui me sont très chères : la solidarité et la conscience. Quand on les écoute, on découvre des merveilles, et ce sont des gens qui ont besoin qu’on les aide. Eux me donnent, et moi, je dois leur donner le double !
Et je sais qu’il y en a encore beaucoup d’autres qui ont une vision originale à nous apporter.
Les jeunes artistes rencontrent généralement des résistances de la part de leur entourage… Ça vous rappelle vos débuts ?
Ces résistances existent dans toutes les familles. Il faut dire que la vie d’artiste est très difficile. Ces jeunes ont vraiment beaucoup de mérite de s’engager avec courage dans cette voie.
Pour ma part, après mon bac, j’ai commencé des études de psychologie et d’anglais tout en rêvant de devenir musicien. Combien de fois ai-je joué dans les rues, sur les places… mes propres compositions, d’ailleurs ! Puis j’ai effectué mon service militaire : six mois d’instruction comme tout le monde, puis un an et demi à la musique militaire. C’est là que j’ai appris à écrire des hymnes. L’armée m’a appris à connaître les hommes et à aimer encore plus mon pays. C’est de là que s’est consolidée ma fibre patriotique. J’ai appris la valeur des hommes, je me suis débarrassé des préjugés de classe.
Après mon service, j’ai réussi à décrocher une bourse d’étude pour quatre ans au Berklee College of Music de Boston, aux États-Unis. J’ai reçu des propositions pour travailler là-bas, mais je voulais absolument rentrer au pays. J’ai donc travaillé sept ans à la Sonatrach. Je suis allé dans le Sud apporter des instruments de musique aux enfants des travailleurs, à Hassi Messaoud ou à Hassi R’mel… J’ai beaucoup voyagé pour et grâce à la musique. Cela a été très formateur.
Ces voyages dans le désert ont-ils influencé votre intérêt pour la musique Touareg ?
J’ai un grand respect et une grande fascination pour tous les peuples qui ont une relation étroite avec la terre, comme les Indiens d’Amérique du Nord. Je trouve en effet toutes ces musiques très ouvertes, avec des sonorités riches et envoûtantes qui donnent vraiment envie.
Petit à petit, m’est venue l’idée de travailler sur ce patrimoine, de m’y projeter. Dès 1984, j’ai fait de nombreux spectacles où il y avait des Touaregs, puis j’ai réalisé la fresque La Source en 2001… Et dans l’album Pluriels, je tenais à ce qu’il y ait un morceau targui.
Pourquoi y a-t-il tant d’intérêt actuellement pour la musique touareg ? Pensez-vous qu’elle a quelque chose d’universel, qui parle à tous ?
C’est certain qu’elle a une portée universelle. Mais je pense surtout que ce sont des cycles mis en place par le monde occidental, qui s’ennuie et qui crée le marché. Ils font et défont les modes, ils ont à chaque fois besoin de quelque chose de nouveau, puis ils l’épuisent et vont chercher autre chose. À une époque, c’était les musiques hispano du style Dario Moreno ou Gloria Lasso. Ensuite, la musique africaine, puis le raï… Maintenant, c’est la musique touareg. Après, ils passeront à autre chose…
Avez-vous essayé d’échapper à ces cycles ?
J’ai toujours détesté cette catégorisation de ce que l’industrie a nommé la « world music » : c’est très réducteur et cela empêche de comprendre la singularité de ces musiques. Je ne suis pas là pour exposer des spécimens de foire. Non, quand je travaille avec les Touaregs, les Ghiwane, etc., c’est pour que l’on vive ensemble nos cultures, nos univers.
Vous avez toujours envie de créer une école de musique à Alger ?
Oui, plus que jamais ! Je veux faire une école comme celle où j’ai tant appris, à tous les niveaux, aux États-Unis. Dans cette école, on y enseignera autant les musiques populaires que le jazz, le rock , le chaâbi, le raï, l’andalou ou les musiques africaines… Je veux qu’elle soit un carrefour international de création. Il y aurait des professeurs venus du Sénégal, d’Égypte, du Liban ; et des élèves du Mali, de Tunisie, d’Angleterre, etc.
Je conçois cette école comme un véritable centre d’apprentissage et de production professionnelle. J’y tiens énormément, pour donner des alternatives aux jeunes, pour rompre avec la spirale de l’échec qui a suivi la décennie noire. Car sur une centaine de jeunes garçons et filles, il y en a au moins la moitié qui ont un talent à exploiter, une conscience à exprimer, un témoignage à apporter. Cette école honorerait le métier d’artiste et le mettrait à sa véritable place dans la société, car sans cela, la vie n’a pas de sens.
Cela fait un moment que vous voulez créer cette école. Qu’est-ce qui vous en empêche ?
Ce projet nécessite d’être soutenu par de nombreuses parties prenantes, il s’agit vraiment d’un projet de société. C’est un projet très ambitieux, notamment parce qu’il bouscule les mœurs et qu’il appelle à en finir avec la léthargie et l’approximation à laquelle nous nous cantonnons. Chacun doit prendre ses responsabilités.
Car cette école n’a d’intérêt que si elle a une dimension internationale. Elle doit donc se baser sur une stratégie et une politique d’accueil, à l’instar d’une politique touristique. Quelles possibilités donnerait-on à une jeune finlandaise qui voudrait étudier à Alger, ou à un Libanais qui voudrait venir enseigner ? Pourraient-ils marcher dans la rue en toute sécurité, pourraient-ils s’asseoir à une terrasse de café ? Je pense que ce projet vaut le coup pour toute l’Algérie qui a, malgré tout, beaucoup à offrir et beaucoup de compétences à exploiter dignement.
Quels sont les efforts à faire pour le secteur culturel en Algérie ?
Il y a un changement de mentalité à opérer, d’autant plus que nos jeunes, très vivants et curieux, voient ce qui se passe dans d’autres pays. Ils sont exigeants. Nous devons répondre à cette exigence qui grandit les sociétés et fonde les nations. Je vais dire une évidence que l’on oublie un peu trop : ce sont les jeunes qui s’occuperont demain du pays : il nous faut leur donner les clés. La culture et l’art sont des médias essentiels. Il ne s’agit pas seulement de divertir les gens mais bien de leur proposer et de leur transmettre d’autres grilles de lecture, intimes ou collectives. C’est ainsi que se forme un peuple, une culture, une histoire. Une anecdote m’a bouleversé récemment : je donnais une interview filmée à Ryad el-Feth, un lieu pour moi symbolique. Une petite fille en rollers s’est approchée, intriguée, et m’a demandé : « Qui es-tu, qu’est-ce que tu fais ? ». Je lui ai répondu : « Je suis compositeur de musique ». Et là, elle m’a lancé : « Mais la musique, c’est haram, sheitan ! » Choqué, je lui ai demandé où elle avait appris ça. Elle m’a répondu : « À l’école ». Où ce genre de considération est-il censé nous mener ? Oui, je me réjouis que des concerts soient organisés pendant le Ramadan, mais cela devrait avoir lieu toute l’année. La musique, l’art, ce n’est pas qu’une question de divertissement. Il s’agit de culture. Nous avons un besoin urgent d’une politique culturelle consciencieuse.
Vous gardez espoir ?
Cela va sans dire, et, notamment je garde espoir pour tous ceux que je croise à chaque déplacement à travers notre pays. Les talents sont là, ils ont des choses à dire et à offrir. Ils y vont, même s’il n’y a pas d’industrie. Le problème, c’est que toutes ces productions restent confidentielles et ne bénéficient pas des standards de qualité, alors qu’elles devraient inonder les radios du monde. Alors, pourquoi ne pas aider les artistes ? Notamment en leur donnant accès à des formations professionnalisantes et en œuvrant à ce qu’ils reçoivent plus de considération.
Et cet espoir s’appelle aussi Sofia Boutella… À quoi attribuez-vous la remarquable réussite de votre fille sur la scène artistique internationale ?
Ma fille Sofia a été éduquée avec des valeurs d’exigence, de discipline, de respect et d’ouverture. Elle a ensuite tracé son propre chemin. Ce sont son inspiration, sa détermination et son immense capacité de travail qui font d’elle ce qu’elle est. Cela donne en effet beaucoup d’espoir. Cela me conforte dans l’idée qu’il faut montrer des routes aux jeunes, et ils sauront où nous emmener !
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