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Sanctions et armement : la realpolitik des États-Unis

L’inde et la Russie vont finaliser la vente de systèmes S-400 à l’occasion de la visite jeudi et vendredi à New Delhi du président russe Vladimir Poutine. Les Etats-Unis vont-ils sanctionner l’Inde ou lui accorder une dérogation en contradiction avec la loi CAATSA?

L’Inde sera-t-elle sanctionnée pour avoir finalisé l’achat des redoutables systèmes de défense antiaérienne russes S-400 à l’occasion de la visite jeudi et vendredi du président Vladimir Poutine ? Pas sûr… Ce qui serait en complète contradiction avec la loi américaine CAATSA (Counter America’s Adversaries Through Sanctions Act ou en français Contrer les ennemis des Etats-Unis par le biais des sanctions”). Cette loi impose des sanctions économiques contre toute entité ou pays, qui conclut des contrats d’armement avec des entreprises russes. Mais les Etats-Unis, qui se veulent aujourd’hui les seuls gendarmes du monde, ne sont pas à une contradiction près. Ce qui s’appelle de la realpolitik ou, plus simplement, “je fais ce que je veux, quand je veux”.

En tout cas, la Chine a été récemment sanctionnée par les Etats-Unis pour s’être offert 24 avions de combat russe Sukhoï Su-35 (2 milliards de dollars) et deux régiments de S-400 (3 milliards de dollars). En juillet, le secrétaire d’Etat à la Défense, Jim Mattis avait plaidé pour que les sanctions américaines contre les pays qui achètent des armements russes puissent faire l’objet d’exceptions afin de ne pas jeter certains pays définitivement dans les bras de la Russie. Cette initiative visait principalement l’Inde.

“La Russie doit payer pour son comportement agressif et déstabilisateur, et pour son occupation illégale de l’Ukraine”, avait estimé Jim Mattis le 21 juillet dans un communiqué. “Toutefois, alors que nous imposons des sanctions nécessaires et méritées pour leur attitude malveillante, fournir au secrétaire d’Etat la possibilité de déroger à la loi CAATSA est impératif”, avait-il précisé.

La Chine visée par la loi CAATSA

Le 20 septembre, les Etats-Unis ont donc annoncé avoir pris pour la première fois des sanctions contre une entité étrangère pour avoir acheté des armes russes. Washington a visé Pékin, et plus précisément, une unité de l’armée chinoise, le département économique de l’équipement du ministère de la Défense chinois (Equipment Development Department) et son directeur (Li Shangfu). Les Etats-Unis ont en outre placé 33 personnes et entités russes supplémentaires, dans les secteurs militaire et du renseignement russes sur leur liste noire. Des personnes et entités avec lesquels toute transaction est interdite en matière d’armement sous peine de sanctions américaines, avaient alors annoncé des responsables de l’administration Trump. Elles s’ajoutaient aux 39 initialement désignées dans cette liste qui comprend désormais 72 personnes et entités, notamment les principales sociétés d’armement russes.

Ces mesures ont été prises dans le cadre d’une loi adoptée l’an dernier par le Congrès américain pour punir les activités “malveillantes” de la Russie, dont l’ingérence dans les élections américaines et son attitude en Ukraine. Cette loi avait été adoptée par une écrasante majorité de parlementaires des deux bords mais ratifiée à contre-cœur par le président Donald Trump, soucieux de tenter de se rapprocher de la Russie de Vladimir Poutine comme promis durant sa campagne électorale. Lorsqu’une première échéance pour annoncer des sanctions contre les pays qui avaient conclu des contrats d’armement avec Moscou était tombée fin janvier, le département d’Etat américain avait renoncé à imposer des mesures punitives. Il assurait que l’effet dissuasif de la loi avait fonctionné. Mais cette absence de sanctions avait été très critiquée par de nombreux parlementaires.

La terreur par la rétroactivité

Avec les sanctions contre la Chine, le Département d’Etat a “voulu prévenir les acheteurs potentiels du S-400 que les sanctions s’appliqueraient désormais de manière rétroactive”, estime un observateur du monde de la défense. Car les deux contrats chinois (24 Sukhoï Su-35 et des systèmes S-400) ont été signés en 2015. La Russie a en partie livré les matériels achetés : livraison fin mai du dernier lot pour le premier régiment de S-400 sur les deux, livraison du dernier lot de 10 SU-35 fin août. Cet avertissement vaut-il pour l’Inde mais plus surement pour le Vietnam, la Turquie, voire le Qatar et l’Arabie Saoudite. Ces deux derniers pays ont exprimé leur intention d’acheter du S-400. Moscou se dit en négociations avec Doha pour l’achat du système S-400, qui est composé de plusieurs stations radar, de missiles de diverses portées ainsi que des équipements de maintenance.

Le Département d’Etat estime avoir empêché par la simple menace de ses sanctions des milliards de dollars de ventes d’armes russes à des tiers. Pour autant, il ne se risque pas à chiffrer les pertes infligées aux industriels russes. La loi CAATSA est donc – sans surprise – également une arme commerciale anti-russe, destinée à contrer Rosoboronexport et Rostec, deux sociétés d’État russes dont le but est de promouvoir le développement, la production et l’exportation de produits industriels de haute technologie destinés aux secteurs civils et militaires.

Les Etats-Unis ont-il réussi à freiner les exportations d’armement russes ? Pas si sûr. Selon le ministre de la Défense russe Sergueï Choïgoü, les ventes d’armes auraient augmenté d’environ 11% par an depuis trois ans. Comment ? La Russie a trouvé des parades aux sanctions américaines pour continuer à exporter. Ainsi, de nouveaux circuits de paiement se sont mis en place même avec des risques de change évidents (roubles/livre pour la Turquie, banque indo-russe dédiée). Les prospects sont loin de se tarir et les récentes et impressionnantes manœuvres Vostok 2018 ont vu au contraire un afflux de délégations étrangères… en vue de négocier des contrats.

Pourquoi des dérogations?

Aux Etats-Unis, la loi CAATSA continue de faire débat, certains redoutant que des sanctions, notamment contre des alliés asiatiques des Etats-Unis, comme l’Inde, mettent en péril des relations que Washington tente de renforcer depuis de nombreuses années. L’Inde, plus gros importateur mondial en matière de défense, achète de longue date des équipements russes et discute depuis plusieurs mois avec Moscou de l’acquisition de ses systèmes de défense antiaérienne S-400. Des exceptions à la loi permettraient à certains pays “de bâtir une relation de sécurité plus étroite avec les Etats-Unis” tout en réduisant de manière progressive leur dépendance au matériel militaire russe, a expliqué Jim Mattis, qui s’est rendu en Inde l’an dernier et en septembre avec le secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo pour des pourparlers reportés à deux reprises.

Selon le secrétaire d’Etat à la Défense, la question est de savoir si Washington veut renforcer des “partenaires dans des régions-clés ou les laisser sans autre choix que de se tourner vers la Russie”. Outre l’Inde, Jim Mattis pense certainement à l’Indonésie et au Vietnam, trois pays essentiels pour faire contre-poids à la Chine. En revanche, le conseiller à la sécurité nationale John Bolton défend ces sanctions. En outre, l’armée de l’air américaine serait également derrière ces sanctions. Elle a toujours estimé que le S-400 et les Sukhoï SU-35 pouvaient limiter, obérer ou empêcher sa supériorité aérienne dans des régions sensibles actuelles (Golfe) ou à venir (Asie-Pacifique).

L’Inde joue-t-elle avec le feu?

New Delhi semble sûre de sa force pour contraindre Washington à renoncer à des sanctions. Car la Russie et l’Inde vont finaliser la vente de systèmes S-400 à l’occasion de la visite dans le Sous-continent de Vladimir Poutine, a annoncé mardi le Kremlin. “Le 4 octobre, le président part pour une visite importante en Inde (…) Le point essentiel de cette visite sera la signature d’un accord de livraison des systèmes de missiles S-400″, a déclaré aux journalistes le conseiller du Kremlin Iouri Ouchakov, évoquant un contrat de cinq milliards de dollars. Il s’agit de sa première visite en Inde depuis octobre 2016, à l’occasion du sommet des puissances émergentes des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud).

Les négociations entre New Delhi et Moscou pour l’achat de ce système de défense antiaérienne étaient en cours depuis de nombreux mois mais butaient face aux menaces de sanctions brandies par les Etats-Unis en cas d’achat d’armement russe. L’Inde a indiqué qu’elle demanderait à Washington une dérogation si les négociations avec les Russes sur les S-400 aboutissaient mais, contrairement aux propos apaisants de Jim Mattis, un responsable américain avait déclaré, fin août, qu’il n’y avait aucune garantie dans ce sens. Pour autant, les gouvernements indien et américain ont signé début septembre un accord dit Comcasa (Communications Comptability and Security Agreement), susceptible d’ouvrir la voie à des ventes à l’Inde de matériel militaire américain sensible.

“Ma visite est un signe fort montrant que nous considérons l’Inde comme l’un de nos partenaires émergents les plus stratégiques(…)”, avait expliqué James Mattis à la presse à New Delhi.

La Turquie dans le collimateur des Etats-Unis

Les relations entre Ankara et Washington sont tendus. Notamment en raison de la signature en septembre 2017 d’un contrat portant sur l’achat de systèmes de défense aérienne S-400. Un accord puissamment soutenu par le président turc Recep Tayyip Erdogan. Mais la Turquie est clairement dans le collimateur des Etats-Unis. Depuis de longs mois et bien avant la signature de ce contrat, les Etats-Unis ont tenté de convaincre la Turquie d’acheter leur système antimissiles Patriot au lieu du russe S-400, dont l’acquisition par Ankara est un point de friction majeur entre les deux pays alliés au sein de l’OTAN.

“L’objectif de notre point de vue est, avant tout, de faire en sorte que les systèmes achetés par nos alliés soient conformes aux relations stratégiques entre nous et nos alliés”, a expliqué mi-juillet Tina Kaidanow, chargée des affaires politico-militaires au département d’Etat américain. “Dans le cas de la Turquie, ce sont, de notre point de vue, les Patriots, et nous essayons de fournir aux Turcs une vision de ce qu’on peut faire au sujet des Patriots”, avait -elle précisé lors d’une conférence téléphonique avec des journalistes depuis le salon aéronautique de Farnborough au Royaume-Uni.

Les Etats-Unis menacent la Turquie. “Peut-on convaincre nos amis et partenaires étrangers qu’il s’agit vraiment d’une question sérieuse?”, s’était-elle faussement  interrogé. “Nous espérons qu’ils en tiennent compte lorsqu’ils envisagent leurs acquisitions. Nous voulons qu’ils comprennent quels sont les inconvénients, les inconvénients réels et graves, de certains achats, notamment de l’acquisition de S-400 aux Russes, et qu’ils continuent plutôt de s’intéresser à nos systèmes pour donner la priorité à l’interopérabilité”, avait-elle expliqué. Outre la menace de sanctions, Washington a également prévenu Ankara que la vente controversée d’avions furtifs F-35 par les Etats-Unis à la Turquie pourrait être bloquée en cas d’acquisition du système S-400.

 L’escalade entre les Etats-Unis et la Chine

Le 20 septembre, la présidence américaine a imposé des sanctions à l’encontre de la Chine. Depuis c’est l’escalade. Le gouvernement chinois a exprimé son mécontentement et réclamé le retrait de ces sanctions. “La Chine fait part de son indignation devant les mesures déraisonnables prises par la partie américaine, a déclaré un porte-parole. Nous demandons aux Etats-Unis de corriger cette erreur immédiatement faute de quoi les Américains en assumeront les conséquences”. En vertu des sanctions américaines, l’agence chinoise et son directeur ne pourront plus demander de licences d’exportation et s’intégrer au système financier américain. Ils sont ajoutés à la liste du département du Trésor des entités avec lesquelles les Américains ne peuvent faire de transactions.

le 23 septembre, l’ambassadeur des Etats-Unis en Chine a été convoqué au ministère chinois des Affaires étrangères pour y recevoir une plainte officielle de Pékin contre la décision de sanctionner la Chine. Le vice-ministre chinois des Affaires étrangères Zheng Zeguang a convoqué l’ambassadeur Terry Branstad pour lui faire part de “fermes protestations” contre les sanctions décidées par Washington, a indiqué le ministère. Un porte-parole avait également indiqué que la décision d’acquérir des avions de chasse et des systèmes antimissiles auprès de la Russie participait de la coopération normale entre deux Etats souverains et que les Etats-Unis n’avaient pas “le droit de s’y ingérer”.

“Ce geste des Etats-Unis viole gravement les principes fondamentaux des relations internationales et nuit sérieusement aux relations entre les deux pays et leurs armées”, a déclaré le porte-parole de la diplomatie chinois, Geng Shuang, évoquant une “faute”.

Par ailleurs, le ministère de la Défense a rappelé dans la foulée son chef d’état-major de la marine, en visite aux Etats-Unis, et donc reporté des discussions militaires prévues entre représentants chinois et américains. Le 1er octobre, Jim Mattis a quant à lui dû annuler une visite prévue en Chine. Il devait rencontrer en octobre à Pékin son homologue Wei Fenghe pour des discussions axées sur la sécurité, mais le général chinois ne s’est pas rendu disponible, selon un responsable du Pentagone. Le ministère américain a donc décidé d’annuler le voyage. L’annulation de ce voyage intervient dans un contexte de tensions grandissantes entre les deux pays.

Ces derniers jours, alors que de nouveaux droits de douane américains sont entrés en vigueur sur des biens chinois représentant 200 milliards de dollars, Pékin a fustigé le survol jugé “provocateur” par des bombardiers américains des mers disputées de Chine méridionale et orientale, dénoncé un projet de vente d’armes américaines à Taïwan et annulé une escale de l’US Navy à Hong Kong. Ambiance, ambiance…


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