Slimane Benaïssa est l’affiche au Théâtre national Mahieddine Bachtarzi d’Alger (TNA) avec sa célèbre pièce « Babor Graq », mise en scène et jouée dans les années 1980. La pièce est programmée chaque soir, à 22h30, jusqu’au 21 juin. Elle est interprétée par Omar Guendouz, Mustapha Ayad et Slimane Benaïssa.
Vous avez décidé de reprendre « Babor Ghraq » sur scène en gardant la forme initiale de la pièce. Pourquoi ?
Je le dis franchement. J’ai commencé à faire du théâtre en juin 1967. Cela ne me rajeunit pas, je le sais. Donc, cela fait cinquante ans que je fais du théâtre. Je voulais fêter cet anniversaire en Algérie, ce mois de juin et comme ça coïncidait avec le Ramadan, c’était parfait. Nous avons essayé d’engager tous les moyens pour que la pièce soit jouée cette année. Nous avons gardé la même pièce (écrite en 1983) en changeant seulement un comédien.
Mais, est-ce que la pièce est toujours adaptée au contexte politique et social ?
La pièce résonne toujours quelque part. Elle est liée à une actualité et à une profondeur universelle. La pièce est de toutes époques. Les conflits que nous faisons vivre dans la pièce sont universels qu’on peut introduire à n’importe quelle époque avec d’autres contextes et d’autres situations.
Dans « Bab Ghraq », vous évoquez le monopartisme qui n’existe plus en Algérie…
À l’époque, on parlait d’un parti unique. Aujourd’hui, ça a toujours de l’écho parce que notre pluralisme est toujours fragile
Nous avons appris que vous aviez de nouvelles pièces en chantier. Qu’en est-il ?
C’est vrai. Quatre pièces sont déjà prêtes. Cela fait sept ans que j’essaie de les monter en Algérie. L’une des pièces s’intitule « Chib yekhda’a ou el mal ma yenfaa », une adaptation de la pièce « La visite de la vieille dame » (du Suisse Friedrich Dürrenmatt). En hommage à la Tunisie, j’ai envie de reprendre la fameuse pièce « El karitta » sur l’exode rural dans les villes tunisiennes. Et, j’ai un monologue que j’ai déjà joué en Algérie, « El mouja welet ». J’ai fait seize représentations, après on m’a fermé tous les théâtres à la face. Les directeurs de théâtre m’ont demandé une autorisation du ministère de la Culture pour continuer à jouer le spectacle.
Comment avez-vous vécu la période de l’arrestation de votre fils, Mehdi Benaïssa, durant le Ramadan 2016, dans l’affaire de la chaîne KBC ?
J’ai suivi les événements en concluant avec une lettre. Mon fils a ses combats avec les moyens de sa génération et moi, j’ai défendu mon fils avec mes propres moyens. Il a sa liberté et son autonomie d’agir et moi, j’ai essayé de l’aider comme je pouvais.
Est-ce un épisode oublié ?
La mémoire ne supporte pas trop les charges. Il faut savoir oublier pour conserver une mémoire efficace et dynamique, sinon on tombe dans la déprime.
Quel regard portez-vous sur le théâtre algérien d’aujourd’hui ?
Ziani Chérif Ayad a mis en scène dernièrement une nouvelle pièce et j’ai un écho sur la faiblesse du texte (« Bahidja », une adaptation d’un roman de Leila Aslaoui). Le problème réside dans la faiblesse de l’écriture. Écrire pour le théâtre est un art compliqué avec les contraintes imposées par la scène.
Vous pensez qu’il existe une crise de texte en Algérie ?
Nous avons suffisamment de tragédies qui traversent le pays mais qui n’ont pas trouvé leurs auteurs pour le moment.
Cela n’est-il pas lié à la liberté d’expression au théâtre ?
J’ai plus peur de la censure du peuple que de celle du pouvoir. Le peuple est beaucoup plus dur dans sa censure que le pouvoir. Quand on socialise un discours, il faut qu’il soit admis par les gens qui composent la société. Le pouvoir nous attaque sur des problèmes de politique et d’être dans une opposition politique, ce qui est plus facile à détourner dans l’écriture dramatique et littéraire.
Êtes-vous dans l’opposition politique ?
Je ne suis dans rien du tout ! Je n’ai jamais été dans un parti. Cela ne m’intéresse pas de faire de la politique. C’est déjà énorme de faire du théâtre. Ce que je reproche aux politiques c’est de m’empêcher de faire le théâtre que j’ai envie de faire. Ils ont leurs droits, j’ai les miens.
La tirade à la fin de la pièce « Babor Ghraq » souligne votre intérêt pour l’écriture sur la mémoire…
Cette tirade devrait être enseignée dans les lycées. Pour l’écriture sur l’Histoire, on doit être fidèle aux événements qui se sont réellement déroulés. La mémoire, c’est reconstituer quelque chose avec lequelle les gens doivent vivre. C’est pour cela que le poétique et le littéraire servent de pont pour passer de l’Histoire à la mémoire. J’ai évoqué mon grand-père à travers des événements historiques réels mais d’une autre manière. C’est cela la mémoire. C’est-à-dire construire quelque chose qui circule dans toutes les mémoires, un collectif qu’il faut souder au théâtre. On ne peut parler que la langue de ceux qui nous écoutent. Il ne sert à rien de reproduire la langue de la rue sur scène. Il faut donner une certaine littéralité à l’arabe dialectal au théâtre. Dans la pièce, j’ai répliqué à un personnage en disant que je préfère jouer dans la catégorie de la balagha chaabia (la rhétorique populaire). La langue dialectale doit être portée à la poétique pour qu’elle assume ce qu’elle a dit. Aujourd’hui, l’Histoire va vite et les langues évoluent lentement. Donc, il faut les faire évoluer sans forcing. Il faut rester lié aux racines et l’oralité est une culture en soi qu’il faut respecter.