Sonia Mekkiou, décédée dimanche 13 mai à Alger, est l’une des plus grandes comédiennes algériennes de ces cinquante dernières années. Elle a marqué les planches, la télévision et le grand écran avec une centaine de travaux artistiques depuis la fin des années 1960.
Sakina Mekkiou, plus connue sous le nom de scène de Sonia, native d’El Milia, à Jijel, a entamé sa carrière à dix-sept ans, malgré les résistances de son entourage familial. Elle a été parmi les premières étudiantes à entrer à l’INADC (Institut national des arts dramatique et chorégraphique), crée en juin 1970, et devenu, depuis 2004, Institut supérieur des métiers des arts de spectacle et de l’audiovisuel (ISMAS).
Entre 2001 et 2004, Sonia a dirigé avec brio l’INADC. En 2009, elle est désignée, par Khalida Toumi, alors ministre de la Culture, directrice du Théâtre régional de Skikda, puis de Annaba où elle prend sa retraite en 2015. « Je gère le théâtre comme une artiste, pas comme une administratrice », disait-elle souvent. Elle est la première femme à diriger un théâtre en Algérie.
Apprentissage de la mise en scène
Durant les années 1970, 1980 et 1990, Sonia a travaillé, au niveau du Théâtre de Annaba puis du Théâtre national algérien (TNA) à Alger, en tant que comédienne, tous les grands noms du Théâtre algérien et maghrébin.
« J’ai eu la chance de travailler avec Mustapha Kateb, El Hachemi Noureddine, Abdelkader Alloula, Tayeb Sediki (dramaturge marocain), Sid Ahmed Agoumi, Ziani Chérif Ayad, M’hamed Benguettaf… En France, j’ai travaillé avec Jean Yves Lazennec (cofondateur du Théâtre universitaire de Paris X), Hervé Loichemol (directeur de la Comédie de Genève) et Jean Louis Hourdin. Avec tous ces hommes de théâtre, j’ai appris beaucoup de choses sur la mise en scène et sur la direction d’acteur surtout que chacun avait ses propres techniques et sa propre méthode.
Ma première mise en scène était une dramatique pour la télévision, « el doub » (l’ours), d’après l’œuvre de Tchékhov. C’était après 1988. Dalila Hlilou, Sid Ahmed Agoumi et Noureddine Berrane étaient distribués dans cette dramatique. Et ma première mise en scène pour le théâtre était la pièce « Hadria Ou El Hawas » avec Mustapha Ayed dans les années 1990 », nous a confié Sonia, en marge d’une précédente édition du Festival d’Annaba du théâtre féminin.
Elle a enchaîné la mise en scène, avec des pièces telles que « Layllat Talaq » (Nuit de divorce), « Bla zaaf » (sans nervosité) et « Loughat el oumahat » (La langue des mères). Avec le théâtre régional de Batna, elle a mis en scène la pièce « Yughurta », en 2007, et avec celui de Skikda, « Amama Aswar el madina » (devant les remparts de la ville), en 2010, une adaptation d’une œuvre de l’allemand Tankred Dorst, ainsi que « Bellahrach », en 2011, d’après un texte de Salim Hilali.
Dans ces trois pièces, Sonia s’est inspirée de l’antiquité et de l’Histoire médiane algériennes pour explorer des thématiques liées à la résistance, à la liberté et à la quête d’émancipation. La dénonciation de l’oppression y est toujours présente, d’une manière ou d’une autre.
Quand Sonia revisite « Fatma »
En mars 2005, Sonia a pris le pari de mettre en scène « Fatma », le premier monodrame féminin du théâtre en Algérie où elle a interprété le rôle de la femme de ménage algéroise en quête de liberté, au début des années 1990, sous la direction de Ziani Chérif Ayad, d’après un texte dense de M’Hamed Benguettaf.
Dans la nouvelle version de « Fatma », elle a confié le rôle à Nesrine Belhadj, une des valeurs sûres du théâtre algérien. Avec Ziani Chérif Ayad, M’Hamed Benguettaf et Azzeddine Medjoubi, Sonia cofonde, en 1989, Masrah Al Qâla’a (le théâtre de la Citadelle), l’une des premières compagnies indépendantes en Algérie, après avoir quitté le TNA qu’elle a rejoint en 1977. Cette dynamique d’émancipation sera brisée par les violences des années 1990 et l’assassinat d’Abdelkader Alloula (1994) et d’Azzedine Medjoubi (1995), deux monstres consacrés du 4e art algérien. Avec Masrah Al Qâla’a, Sonia interprète des pièces aux côtés de Benguettaf et Medjoubi comme « El Ayta ».
« Alloula était un repère pour moi »
Durant les années 1980, elle s’est illustrée dans deux pièces-phare du répertoire dramatique algérien, « Galou laarab galou » (1983) et « Les Martyrs reviennent cette semaine », d’après un texte de Tahar Ouettar et une mise en scène de Ziani Chérif Ayad. Sonia a travaillé avec Alloula dans les années 1980.
« Alloula était un repère pour moi. J’ai appris à le connaître avec la pièce « Les bas-fonds » (Al Dahaliz) en 1985. Nous sommes devenus des amis après. J’insistais pour avoir la critique d’Alloula à chaque fois que je jouais dans une pièce. Sans cette critique, je considérais que mon travail n’était pas fini. Alloula, en homme généreux, se déplaçait avec ses amis pour assister à nos spectacles. Je me souviens qu’il était venu d’Oran assister à la pièce « Galou l’âarab Galou » à Sidi Bel Abbès.
La dernière fois que j’ai vu Alloula vivant, c’était à Skikda en 1993. Je participais avec Sid Ahmed Agoumi à la pièce « L’amour et après » de Masrah El Qalâa. Il était venu avec Ghaouti Azri et Mohamed Haïmour nous soutenir à l’hôtel. Nous étions restés jusque tard dans la nuit à discuter autour de la pièce. Alloula m’avait beaucoup soutenue lorsque j’ai commencé à travailler avec Rachid Boudjedra sur l’adaptation du « Journal d’une femme insomniaque ».
J’avais beaucoup d’appréhensions par rapport à l’adaptation de ce roman, un texte très osé. Il fallait pour moi trouver la manière subtile de dénoncer des choses sans heurter le spectateur qui est dans la salle assis à côté de sa fille. Alloula m’avait aidée à atteindre cet objectif. Je peux parler pendant des heures sur Alloula, un homme qui donnait énormément dans sa vie, dans son travail. J’ai appris beaucoup de choses avec lui. C’était un homme ordonné et structuré. Pour « Les bas-fonds », il avait tracé une mise en scène avec méthode. Alloula décortiquait chaque personnage humainement, psychologiquement. Il nous amenait vers le rôle sans nous rendre compte », a confié Sonia, en mars 2014, dans une interview au journal El Watan.
« Je n’ai jamais été victime de la censure »
« Cela fait plus que quarante ans que je fais du théâtre dans ce pays. Je suis passée par plusieurs étapes traversées par le pays. J’ai connu l’époque du théâtre étatique sous le régime du parti unique. J’ai connu aussi la période des coopératives indépendantes après le début du pluralisme politique. Et j’ai dirigé des théâtres régionaux financés par l’État.
Franchement, je n’ai jamais été victime de la censure au théâtre. C’est un témoignage. Nous avons joué dans des pièces durant la période du parti unique. Lorsque nous avons joué « Les Martyrs reviennent cette semaine » au Festival du théâtre arabe à Damas, après les événements d’octobre 1988 en Algérie, le public nous a posé des questions sur la situation du pays. M’Hamed Benguettaf, qui a adapté et joué dans la pièce, a déclaré que les gens sont sortis dans la rue pour demander plus de liberté et de démocratique. Un spectateur syrien a répondu en disant : « On ne peut pas parler de l’absence de démocratie, dans pays dont le gouvernement finance une pièce comme la vôtre ». Cela concerne le théâtre, mais ailleurs, le problème de la liberté d’expression se posait », a souligné Sonia dans la même déclaration qu’elle nous a faite à Annaba.
Elle a rappelé le risque qu’elle avait pris en montant « Journal d’une femme insomniaque », d’après le roman de Rachid Boudjedra (durant les années 1990). Une pièce audacieuse sur la situation de la femme au sein de la société algérienne avec une exploration de l’univers intime féminin. « J’ai mis en scène « Hata ltem », durant les années du terrorisme. Dans cette pièce, nous critiquions les femmes en djelbab et les barbus qui vendent la lingerie fine. Le sujet de « Hadria ou el hawas » était également sensible. Nous ne faisions pas dans le théâtre commercial, même si aujourd’hui ce genre de théâtre a toute sa place. Nous faisions du théâtre engagé pour dire des choses et dénoncer certaines autres », a confié Sonia.
Le parcours brillant du théâtre algérien
Durant la même période, Sonia a participé à la pièce « Les généraux » (El Ajouad), d’après l’œuvre d’Abdelkader Alloula, mise en scène par Jean-Yves Lazennec. La pièce, présentée au festival d’Avignon en France, en 1995, était également interprétée par Sid Ahmed Agoumi et Mohamed Haimour.
Récemment, Sonia, avant qu’elle ne soit freinée par la maladie, voulait remonter sur scène et avait envie d’adapter aux planches « Syngué Sabour » (Pierre de patience), célèbre roman de l’afghan Atik Rahimi. Le texte a, depuis, été adapté aux planches par Mourad Senouci, actuel directeur du Théâtre régional d’Oran (TRO). Elle a justement collaboré avec Mourad Senouci pour monter la pièce « Imraa min waraq » (Une femme en papier), d’après un roman de Waciny Laredj, en 2012.
La même année, elle a mis en scène « Djamilate » (Belles), d’après un texte de Najet Taibouni, sur les femmes algériennes qui ont combattu le colonialisme français. En 2014, le théâtre régional d’Annaba a monté en tamazight la pièce « Les mimosas d’Algérie », mise en scène par Djamel Marir, d’après un texte du français Richard Demarcy.
« C’est pour moi, un rêve qui s’est réalisé. Le théâtre peut contribuer à promouvoir une langue et à la faire partager », a-t-elle dit. Elle voulait tellement mettre en valeur et en avant le la production des femmes au théâtre qu’elle a lancé, en 2012, le Festival national du théâtre féminin. Elle avait veillé à rendre hommage aux femmes qui ont marqué le parcours brillant du quatrième art algérien comme la scénographe Lilliane El Hachemi et les actrices Keltoum, Fatiha Berber et Yasmina Douar depuis les années 1950. Ce festival s’est arrêté en 2015 en raison de restrictions budgétaires au ministère de la Culture.
Reprendre ce festival serait peut-être une belle manière de rendre hommage à Sonia Mekkiou, la reine incontestée du théâtre algérien.