Abderrahmane Hadj Nacer, économiste et ancien Gouverneur de la Banque d’Algérie, propose à l’armée de désigner une personnalité ou un groupe de personnes « consensuels », acceptées par la population, pour faire sortir le pays de l’impasse actuelle.
« Je m’exprime ici en tant qu’intellectuel, catégorie invitée à s’exprimer sur l’évolution du pays (…) Ce n’est pas une réponse à une demande, nous sommes arrivés à une étape où il faut essayer de faire une proposition », a expliqué, ce dimanche 23 juin, l’ancien gouverneur de la Banque d’Algérie, lors d’une rencontre avec la presse au siège de SOS Bab El Oued en présence de jeunes adhérents de cette association de proximité.
« La solution la plus sage, au-delà des problèmes formels, c’est d’afficher face au reste du monde une volonté commune, portée par le peuple et son armée. D’où la nécessité de trouver une personne ou un groupe de personnes « consensuelles », en qui la troupe et ses officiers auraient confiance et en qui la population doit se retrouver, dans ses volontés d’émancipation et d’être prise en considération », a-t-il proposé.
La personnalité ou le groupe de personnes désignés devront, selon M. Hadj Nacer, permettre « un compromis inclusif » au sein de l’armée et faire que « toutes les tendances et diverses forces se sentent partie intégrante », parce qu’il est important « d’assurer la sécurité, la pérennité de l’armée pour les prochaines étapes ».
« À cette personnalité – ou groupe – reviendra la mission d’obtenir un positionnement politique clair de et pour l’armée, dans toutes ses composantes, pour que l’armée puisse assumer toutes ses responsabilités sans être dans la nécessité de manipuler un pouvoir civil. Il s’agira de définir le rôle de l’armée et le rôle des services de sécurité dans les décisions portant sur les choix fondamentaux du pays », a-t-il précisé.
Définir le rôle de l’armée et des services de sécurité
Abderrahmane Hadj Nacer s’est interrogé sur le rôle des services de renseignements et de sécurité.
« La question posée à travers la situation antérieure au 22 février 2019, est de savoir s’il s’agit d’un service chargé de prévenir le mal ou chargé d’accumuler de l’information, sans définir l’utilité de cette information ? L’affaire Khalifa nous a enseigné une chose : les services étaient au courant de tout. Mais quelle est l’utilité de savoir si on ne met pas en place les mécanismes qui nous permettent d’avoir l’accès à l’information et de la gérer avant d’arriver à la catastrophe ? (…) Avec toutes les quantités d’affaires aujourd’hui exposées, on se rend compte que l’information était disponible. On ne peut donc dire qu’on n’était pas au courant », a-t-il constaté.
La réflexion sur l’utilité, la gestion et la finalité des institutions aidera, selon lui, à la construction de l’Algérie moderne.
« On ne peut pas laisser ce débat se faire uniquement à l’intérieur d’un système clos, dont on ne connait pas forcément ni le contenu humain, ni le cahier des charges. C’est cette opacité que reprochent aujourd’hui les gens, pas le fait qu’on mette en prison X ou Y », a noté Abderrahmane Hadj Nacer.
« Le mouvement populaire est d’une telle ampleur qu’aucune manipulation n’est possible »
Selon M. Hadj Nacer, les dernières années avant le hirak ont été marquées par des manœuvres de « liquidation de ce qui reste de l’État et de l’Administration centrale » à travers, notamment, la corruption généralisée. Un piège qu’a su éviter la population. D’où le mouvement de contestation.
« Le hirak, c’est une réaction intelligente d’un corps social face à des tentatives de manipulation des différents intervenants, y compris étrangers, voulant qu’un arbitrage se fasse par la rue. Pour éviter que cet arbitrage soit violent, le corps social a réagi de la façon la plus intelligente en sortant en masse dans la rue pour ne pas laisser un petit nombre se faire orienter ou manipuler. Le mouvement populaire est d’une telle ampleur qu’aucune manipulation n’est possible. Le hirak remet en cause l’ancienne gouvernance à travers “Yetnhaw gâa” et réclamer une nouvelle. Les gouvernants ne sont pas dans la capacité d’apporter une réponse à cette demande brutale », a-t-il analysé en parlant de colère « raisonnée, pacifique et maîtrisée » des Algériens qui ont fait preuve « d’intelligence collective ».
Le slogan « Djecih-châab, khawa khawa » signifie, selon lui, que le peuple reconnait l’armée en tant que corps social et en tant qu’institution et ne veut pas lui faire la guerre, mais avancer avec.
Abderrahmane Hadj Nacer a souligné que l’armée algérienne a la particularité d’être une armée populaire et « non pas une armée de castes ». Il a estimé que le hirak algérien est un processus révolutionnaire. « Aucun pays au monde ne peut soutenir le hirak algérien pour une raison bien simple : ce hirak prouve qu’une population entière peut user d’un processus révolutionnaire sans changements violents révolutionnaires. Or, l’une des définitions de l’État est la violence légitime. Si vous montrez que vous voulez un changement révolutionnaire sans violence, vous mettez en cause le monopole de la violence légitime. Par contre, beaucoup de peuples dans le monde suivent ce qui se passe en Algérie. En Algérie, le mouvement est issu d’une réflexion collective qui ne veut pas de leader. Or, le système algérien veut qu’on lui présente des leaders pour les absorber parce qu’il ne peut rien faire contre la masse. Le corps social est intelligent et est entrain de tirer l’armée vers le haut. Il réagit d’une manière magnifique à toutes les provocations et est obligé de rester dans cette organisation sans représentation parce qu’il a contre lui le monde entier », a-t-il prévenu.
« Une séance accélérée de mise à niveau politique protégée par le nombre »
D’après Abderrhamne Hadj Nacer, tous les manipulateurs sans exception et tous les acteurs font une pression énorme sur l’armée algérienne pour qu’elle mette fin au hirak. « Il faut rendre hommage et reconnaître à notre armée nationale, du fait de son essence populaire, une détermination à éviter ces pièges grossiers, compte tenu notamment du traumatisme qu’elle a dû assumer, par le passé », a-t-il noté.
Selon lui, la population fait « une pression énorme » sur l’armée pour qu’elle la protège des interventions étrangères qui visent « à casser son mouvement » et à reproduire « le système de trahison nationale ». Il a qualifié les attaques contre Cheikh Ben Badis et Djamila Bouhired, à travers les réseaux sociaux notamment, d’abjectes et de « manipulations d’incultes ». Il a évoqué aussi l’apparition de « carrés » d’islamistes softs puis durs durant les marches pour diviser le hirak.
« La multiplicité de ces interventions ont fait du hirak une vaste agora, un immense forum, et de chaque vendredi une séance accélérée de mise à niveau politique protégée par le nombre. La manipulation et l’organisation de la dégénérescence du hirak a démontré ne pas être une issue. Toutes les tentatives ont échoué car personne ne peut rien faire contre une population qui persiste à manifester par millions (…) Le pouvoir, qui prétend s’accrocher à une légalité qu’il n’a jamais lui-même mise en œuvre, veut absolument appliquer la Constitution, de force, alors qu’au moins formellement, tout s’arrête le 4 juillet, et que surtout le peuple, lui, n’en veut pas. C’est une impasse, très difficile à surmonter, et qui bloque les convergences attendues par le peuple avec son armée », a-t-il noté. D’où la nécessité de désigner une personnalité ou un groupe de personnes consensuels. Il faudra, selon lui, rassurer les Algériens quant à la prochaine étape où seront abordées « les questions de diversité, la notion de liberté, au-delà de la liberté fondamentale de s’exprimer, les libertés d’agir librement, dans les domaines de l’initiative économique notamment. La notion de dignité devra être prise en compte, en s’attaquant aux racines de la “hogra”…».
« Les élites remettent en cause les statuquos »
Selon M. Hadj Nacer, l’armée algérienne s’est construite comme une armée nationale en dépit des « mauvaises expériences » politiques depuis 1962.
« Elle doit être la digne héritière de l’ALN. L’armée nationale s’est construite d’une manière solide. Elle a réussi à faire éclater la notion d’origine ou d’appartenance idéologique, religieuse ou régionale. Ce qui compte, c’est la discipline, l’autorité et la hiérarchie. Dans l’armée, la notion qui existe est celle d’individus, et non pas de tribus. Le service national a permis le brassage des populations. Autant que l’enseignement supérieur et l’éducation », a-t-il relevé.
Il a évoqué « la guerre » menée aux élites après l’arrêt du processus électoral en 1992 autant par le pouvoir avec la mise en prison des cadres (à l’époque du gouvernement Ahmed Ouyahia) que par les islamistes armées. « Parce que les élites remettent en cause les statuquos (…) À partir de 1992, il y eu des tentatives de retribalisation de l’armée et des hautes structures de l’État. Un général va essayer de s’entourer dans son corps d’arme par des soldats de la même couleur que lui. On peut en dire autant des banques, des entreprises publiques des administrations (…) On en est arrivé jusqu’à voir des destructions de régions (événements en Kabylie, Mzab, etc). Et on ne frappe la région que par les gens de sa propre région (…) Le système fonctionne selon une règle simple, celui qui a le couteau décide de la distribution des parts. La population a toujours droit à sa part, elle produit la classe moyenne en investissant dans l’éducation malgré la destruction du système éducation/formation. La population a appris des événements de 1962, d’octobre 1988, de ce qui se passe dans le monde », a relevé Abderrhamane Hadj Nacer.