TRIBUNE. Dans Ces voix qui m’assiègent, Assia Djebar mettait en garde : « L’écrivain est parfois interrogé comme en justice : « Pourquoi écrivez-vous ? » »
A cette première question banale, une seconde souvent succède : « Pourquoi écrivez-vous en français ? » On eût pu croire que cet interrogatoire prît fin avec son entrée sous la Coupole. Mais c’était compter sans l’élection d’Andréï Makine au propre fauteuil de Assia Djebar, en décembre 2016.
Quinze ans après cet avertissement douloureux, l’écrivain Andréï Makine intentait encore ce procès à l’auteure. Selon celui-ci, l’amour de la langue française est inconditionné et absolu. De là, une différence fondamentale entre les auteurs francophones des anciennes colonies et les auteurs francophiles russes.
Makine dénonce chez les premiers un dilemme insoutenable et une certaine ingratitude à l’encontre de cette langue qui, selon ces anciens colonisés, aurait tu/tué le langage premier originel, à jamais perdu.
Assia Djebar, toujours selon cette analyse, met en demeure la langue française, langue émaillée des cadavres de la tribu, de signifier cette perte et souligne son impuissance à dire l’amour et sa charge mortifère.
Quant aux seconds, de Tourgueniev à Dostoïevski, ils ont bien évidemment saisi la distinction entre les réalités sanglantes de la politique extérieure de la France et sa langue.
Il ne leur viendrait pas à l’esprit de la blâmer et de lui reprocher « une tare congénitale » sous le prétexte que des milliers de morts russes sont tombés sous les balles françaises.
Les anciens colonisés, eux, confondent patrie et langue française, ils pleurent leurs morts en l’accusant d’être la « langue des conquérants ». Les romans de Djdbar résonneraient des derniers soubresauts de l’actualité où, enjambant allègrement la langue française, Makine associe Djebar aux conflits du monde arabe.
Voilà le problème : Assia Djebar rêve une langue tressée de son arabe de l’enfance, ourlée de son berbère de montagnarde, voire de son latin augustinien.
Makine, lui, saute de langue en langue et s’arrime à l’arabe, ou plutôt à la langue de la liturgie musulmane par la grâce d’une invocation dont usent les personnages de Assia Djebar : « Allahou Akbar ».
Ainsi, toute la palette langagière djebarienne – son hors champ, ses marges, sa « cave » tout comme son cœur palpitant – se voit ramassée en une formule sacrée et consacrée dans le quotidien de millions de musulmans, formule dont on regrette aujourd’hui le détournement et la peur panique qu’elle déclenche en France et ailleurs.
Dès lors, les précieuses métaphores que Assia Djebar éprouve au plus près de sa chair – et c’est bien l’enjeu du genre « semi-autobiographique » chez elle, à mon sens, éprouver les affres de l’intimité féminine pour qu’apparaisse aux yeux de tous, et surtout à ceux des Algériens, le véritable rôle de l’Algérienne en tant que sujet désirant sur la scène de l’Histoire – ces métaphores, donc, sont ravalées au rang d’affectation littéraire, voire de vanité.
Cette langue qu’elle tente d’approcher dans un tremblement du voile, qu’elle tisse et qu’elle dépèce, espiègle Didon, avec la passion d’une dentellière pour dilater indéfiniment le territoire de notre imaginaire, « [s]on français, doublé par le velours, mais aussi les épines des langues autrefois occultées, [qui] cicatrisera peut-être [s]es blessures mémorielles. » « [s]on écriture en français [qui] est ensemencée par les sons et les rythmes de l’origine. » : tout cela, n’est qu’« un exercice distrayant sans plus », sous la plume de Makine.
Assia Djebar rêve une langue tressée…
La sensibilité littéraire, la vraie s’entend, qui irrigue la langue française reposerait sur un sentiment de « francité », nous révèle l’auteur, sentiment intimement fiché au cœur des combats dans cet honneur à mourir pour la patrie.
Car Andreï Makine affectionne les scènes épiques où l’on déclame son amour pour la France dans la langue française, seule à même d’exalter une telle passion.
Cette francité, écrin de l’honneur martial, résonne aussi bien dans la voix des poètes que dans celle des humbles, tel le lieutenant Ville qui, sur le champ d’honneur, parvient encore à griffonner quelques vers touchants à la mémoire de son frère de combat, héros injustement oublié du livre de Makine Le Pays du lieutenant Schreiber.
Je n’espère pas à Andreï Makine d’éprouver les affres du déchirement encore moins la nostalgie des comptines russes de son enfance. Je lui souhaite une vision moins manichéenne des liens féconds et complexes des auteurs francophones à la langue française.
La langue djebarienne ne se chante pas au rythme des tambours, elle ne prend pas son envol uniquement depuis les ruines des champs de bataille. Elle musarde également, mutine, le long des chemins poussiéreux, elle se coule dans le lit des oueds de l’oubli et des morts, elle les déterre et les ressuscite autres, irrémédiablement.
Elle est d’ailleurs grosse de plus d’une langue, elle est « une entre-deux-langues », « un entre-les langues » et elle est perlée des murmures d’« un amont obscur de la langue », un amant, entend-on presque.
Diglossie originelle d’amour et de mort, plongeant ses racines loin dans les strates de la terre algérienne, elle se nourrit « des incantations – borborygmes » des femmes, à l’image de cette lignée de matrones qui bruissent dans la grotte de son film La Nouba des femmes du mont Chenoua.
La langue française, me semble-t-il, nourrit les mêmes amours injustifiées que les mères : plus que pour les enfants dociles qui ânonnent la leçon, qui restent dans le giron et attendent la récompense, elle a un faible pour les rejetons rebelles, filles et fils prodigues partis au loin pour semer les graines du métissage et de la rébellion, pour fertiliser leur colère, pour consteller leurs langues des mots de l’ailleurs.
La langue française appartient-elle en exclusivité à la France ? N’a-t-elle au cœur que ce rythme martial des tambours, cette francité de Makine ?
Ne peut-elle également couver en son sein une douleur pulsatile, certes, mais fertile en déchirements ? Cette langue ne demande ni reddition ni blanc-seing.
Elle court après ceux qui la fécondent, la renouvellent et brusque ceux qui rêvent de gloires outrepassées. Elle enfante la poétesse, le rêveur, ceux qui doutent et les rebelles.
Elle ne s’offusque pas, je pense, de celle qui l’a désignée comme « langue marâtre », au contraire, elle écoute attentivement les accents qui se mêlent aux siens et qu’elle devine pourtant meurtris.
Elle murmure aux oreilles des assoiffés de beauté et de lendemains. Elle s’abreuve aux chansons fredonnées dans les cachots, aux poèmes grattés sur des bouts de papier volés au geôlier au péril de sa vie. Et son giron fait place autant, il me semble, aux inféodés fous d’amour, aux fidèles soldats au garde-à-vous qu’aux dissidents, aux frondeurs et aux troubadours.
Elle se joue des leçons données par les professeurs et les dictionnaires, elle fait l’école buissonnière et suit les traces des élèves insurgés, comme celle qui fut jadis exclue de l’École Normale Supérieure.
Et la langue française – est-ce un rêve ? – s’élance échevelée dans un territoire sans limites, sans armée et sans visa, elle se repaît d’espaces infinis, elle se grise de sa course qui n’est pas un « exercice distrayant sans plus ».
Mais plus que tout, elle fredonne, fredonne un petit air qui inspire à Assia Djebar : « Comme écrivaine, je me disais farouchement : – pas la trompette ni le tambour, seulement la flûte de roseau – pas la voix haute et bruyante, mais le murmure, la sotto voce ».
*Professeure de lettres
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