Quand on sort de l’usine de Frater-Razes d’Alger, on a comme un sentiment d’incompréhension : on se demande forcément comment avec toutes les quantités produites, l’Algérie vient à manquer d’énoxaparine, une molécule entrant dans le protocole de traitement du covid-19, ou le fameux « Lovenox » que tout le monde s’arrache.
C’est un peu l’histoire de l’huile de table qui se répète avec ce médicament. Les unités de production ont beau tourner à plein régime, la tension ne baisse pas.
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Le médicament est presque introuvable dans les officines et est parfois vendu sous le manteau. La faute bien sûr à une demande plus forte, mais pas que.
Comme tous les spécialistes qui interviennent sur le sujet, les responsables des Laboratoires Frater-Razes tentent des explications ; les médecins qui prescrivent le médicament systématiquement, l’automédication, la tendance des familles à se constituer un petit stock, la spéculation et peut-être même l’exportation frauduleuse. Leur seule certitude, c’est qu’à leur niveau, le médicament est produit en quantités plus que suffisantes.
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Les unités de production de Frater-Razes s’étendent sur huit hectares à la sortie de Baba Ali, sur la route Alger-Blida. Les bâtiments sont modernes et le cadre digne d’un grand laboratoire international. Le nom même de l’entreprise prête à équivoque.
« Non, Frater-Razes n’est pas une filiale d’une firme étrangère. C’est une entreprise 100 % algérienne », précise celui qui l’a fondée en 1992, alors qu’il était un jeune pharmacien fraîchement diplômé.
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En trente ans, la petite boîte familiale d’importation de médicaments est devenue un acteur important de l’industrie pharmaceutique nationale. Quelque 1300 employés font fonctionner les 4 pôles de production, soit ceux des formes sèches, des formes injectables, des biotechnologies et de la recherche.
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L’entreprise a pu mettre 120 médicaments génériques sur le marché, dont le Varenox, et autant sont en développement. Il n’y a visiblement pas de secret à ce développement fulgurant. C’est d’abord le fruit d’un investissement continu. Près de six milliards de dinars ont été investis sur fonds propres entre 2016 et 2021 et huit autres milliards devraient l’être d’ici à 2027.
« La tension ne signifie pas qu’il y a pénurie »
Crise de covid oblige, l’activité est concentrée sur la production des médicaments utilisés dans le traitement de la maladie, notamment deux molécules parmi les plus demandées, l’enoxaparine et le paracétamol « sous sa forme injectable destinée aux hôpitaux », précise le secrétaire général du groupe.
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L’énoxaparine est vendue sous la dénomination commerciale de Varenox. Cet anticoagulant est vital pour des catégories de malades du covid, notamment les femmes enceintes et certains malades chroniques.
Plusieurs produits ont manqué, successivement et pendant des périodes plus ou moins longues, sur le marché ou dans les hôpitaux depuis le printemps 2020 qui a vu arriver le virus en Algérie. Masques de protection, gants et autres consommables hospitaliers, médicaments entrant dans le protocole.
Pendant la troisième vague de l’été 2021, une grave pénurie d’oxygène et de matériel d’oxygénation a tourné au drame national, donnant lieu à une certaine spéculation mais aussi à un immense élan de solidarité. Depuis quelques mois, la pénurie touche le paracétamol et l’énoxaparine.
« Nuance. Il n’y a pas de pénurie d’enoxaparine, il y a une tension sur le produit. On parle de pénurie quand il y a rupture de stock, ce qui n’a jamais été le cas depuis le début de la pandémie », explique le SG.
Chiffres à l’appui, le PDG de Frater-Razes confirme que le précieux médicament est mis sur le marché en quantités suffisantes. En novembre 2020, le groupe privé produisait déjà 1,2 million de seringues par mois.
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La production est allée crescendo pour atteindre en janvier 2022 les 4 millions de seringues, commercialisées sous la marque Varenox, formules 0,2 ml, 0,4 ml, 0,6 ml, et 0,8 ml. Soit l’essentiel des besoins nationaux, le reste étant assuré par un autre producteur basé dans la région d’Annaba et les importations d’une filiale d’une firme internationale.
Frater-Razes est pleinement impliquée dans la lutte contre le covid. Outre le Varenox, la société fabrique sept autres produits entrant dans le protocole thérapeutique, en grande quantités également.
Entre mars 2020 et novembre 2021, il a été produit entre autres 13,5 millions de flacons de paracétamol injectable destinés aux hôpitaux, 7 millions de boîtes du même produit en sachet, plus de 7 millions d’ampoules de dexamethasone, 1,6 millions de boîtes de vitamine D…
À titre de dons au profit des professionnels de la santé, le groupe a aussi fabriqué 800 000 flacons de gel hydro-alcoolique et 95 000 boîtes de zinc et vitamine C.
Pendant la même période, 16,1 millions de seringues de Varenox sont sorties de l’usine de Baba Ali. Sans ces quantités, l’Algérie aurait connu une situation très compliquée, au vu de la très forte demande sur le produit partout dans le monde.
Anticipation
Cette quiétude relative, le pays la doit un peu au hasard et beaucoup au sens de l’anticipation d’un manager. En janvier 2020, le PDG de Frater-Razes se trouvait au bon moment, au bon endroit.
Précisément en Chine où venait de se déclarer l’épidémie de covid-19 dans la province du Hubei. « J’ai très vite compris que ça allait devenir une pandémie mondiale et que l’enoxaparine sera très demandée. J’ai alors pris la décision de faire des stocks de matière première », dit-il.
La décision a suscité d’abord de l’incompréhension parmi ses collaborateurs au vu des sommes colossales qui allaient être engagées, mais aujourd’hui, tout le monde l’applaudit. C’est grâce à ces stocks que l’Algérie est à l’abri de la rupture et n’est pas affectée par la forte tension qui sévit dans le monde sur le produit et sa matière première.
Le reste n’a pas été très compliqué. Adaptation des chaînes de production, extensions, renforcement des équipes, prévention accrue contre le virus pour ne pas se retrouver en manque de personnel…
La capacité est portée à 50 millions de seringues par an. Dans les unités de production, les mesures sont draconiennes. Tenue spéciale qui couvre le corps de la tête aux pieds, casque antibruit, stérilisation pour tous.
Le responsable de la production donne de la voix pour maintenir la cadence. Sur les chaînes, les fameuses seringues, reconnaissables à leur piston jaune, tombent à un rythme effréné. Elles sont contrôlées une à une avant leur mise en boîte puis en carton.
Les livraisons se font à un rythme soutenu. En plus des fourgons des 150 distributeurs agréés qui y viennent en moyenne trois fois par semaine, deux camions de gros tonnage de la Pharmacie centrale des hôpitaux (PCH) sont chargés quotidiennement au niveau de l’usine, en Varenox et autres produits.
Malgré les coûts induits par l’effort consenti, conjugués à la baisse de la valeur du dinar algérien et le maintien des prix d’avant la pandémie pour la vente au public, l’usine ne tourne pas à perte. « On a une petite marge mais on ne se plaint pas. L’essentiel c’est qu’on est utiles », dit le premier responsable de Frater-Razes.
Si tout va bien jusque-là, lui et ses collaborateurs pensent à l’après-covid. Encore de l’anticipation. Car si en « temps normal », la production de Varenox était de 10 millions de seringues par an, que fera-t-on de cinq fois ce volume lorsque le virus sera vaincu ? « Nous pensons à nous tourner vers l’exportation », dit simplement le PDG de la société qui a déjà expédié 2 millions d’unités de différents produits vers l’étranger en 2020 et 2021.