Après avoir acquis une expérience locale, des investisseurs algériens, comme le groupe Souakri qui a lancé un méga projet agricole dans le désert, visent le marché européen de la tomate cerise. Un marché lucratif, mais très concurrentiel qui est actuellement dominé respectivement par les agriculteurs hollandais, marocains et espagnols.
En 2023, le Maroc a exporté pour près d’un milliard d’euros de tomates en Europe. L’Algérie possède des atouts, mais les barrières douanières européennes peuvent s’avérer redoutables.
Les investisseurs algériens produisant de la tomate cerise en grandes quantités se comptent sur les doigts d’une main : Tahraoui et bientôt Souakri. Le premier à Biskra déjà entré en production et équipé de chaînes de conditionnement modernes et le second Souakri à El Meghaier.
Il vient de réceptionner un complexe de serres ultramodernes construites par une société turque qui entrera en production en automne prochain. Le 4 mai, le groupe Souakri a révélé, en exclusivité à TSA, ses ambitions dans le domaine de la tomate cerise.
Avec un terrain de 1.000 hectares à El Meghaier dans le Sud-Est de l’Algérie, il a lancé des investissements de près de 750 millions de dollars pour cultiver des tomates cerises, mais aussi des poivrons et d’autres légumes.
Il vise un chiffre d’affaires à l’export de 500 millions de dollars de tomates cerises par an vers l’UE, la Russie et les pays du Golfe.
Tomates cerises algériennes : des avantages, mais une concurrence féroce
Côté algérien, parmi ces avantages, il y a un ensoleillement exceptionnel tout au long de l’année, un faible coût de la main d’œuvre par rapport à l’Europe, une énergie bon marché et de l’eau disponible en grandes quantités dans le Sahara.
Car la production de tomate sous serre réclame beaucoup moins d’eau que la culture de blé sous pivot. La technique du hors-sol permet même le recyclage d’une partie de l’eau d’irrigation. Autre avantage pour la tomate cerise algérienne : la proximité du marché européen.
Des avantages non-négligeables face à la concurrence féroce sur ce marché de niche. Côté marocain, les investisseurs disposent d’un bon ensoleillement à Agadir. Ils exploitent illégalement des terres à Dakhla au Sahara occidental occupé dont le climat saharien permet une plus grande précocité.
Les investisseurs marocains bénéficient également d’une main d’œuvre à très bas coût, mais ils restent handicapés par le manque en eau et le coût élevé de l’énergie. Contrairement à l’Algérie, pays riche en hydrocarbures, le Maroc importe le gaz et le pétrole dont il a besoin pour son économie.
Dans la province d’Agadir, les chiffres officiels font état d’un déficit en eau de 90 millions de m3.
En 2020, la publication marocaine, La Vie éco révélait que dans le Souss Massa, autour d’Agadir, les agriculteurs ont recours à « l’irrigation par citernes ». Un opérateur confiait : « Pour certaines exploitations, il faut près de 6 à 10 citernes de 30 tonnes, par jour. Des contraintes qui ont poussé certains producteurs à abandonner pour l’heure des surfaces cultivées sous-serres ».
La situation est telle que le ministère marocain de l’Agriculture craint « l’avancée des eaux marines dans l’aquifère, un phénomène qui risque de mettre en péril l’agriculture dans la zone ». Aussi, a-t-il été décidé à Chtouka l’installation d’une station de dessalement de l’eau de mer.
Une eau au coût dix fois supérieur à l’eau des forages, qui laisse de nombreux agriculteurs marocains septiques et pousse les services agricoles marocains à demander aux investisseurs d’adopter à marche forcée des procédés plus économes en eau.
Le défi de l’eau se pose autant à Dakhla qu’à Agadir. Une situation suivie de près par les professionnels français de la tomate, préoccupés par la concurrence des tomates cerises en provenance du Maroc.
En 2023, un rapport du Sénat français sur l’agriculture a évoqué la concurrence du Maroc et à cette occasion a fait état de l’espoir de professionnels français tablant sur une future réduction de la production marocaine du fait de l’épuisement progressif des réserves d’eau tant à Agadir qu’à Dakhla.
Des investissements français au Maroc et au Sahara occidental
Conquérir des parts de marché à l’international nécessite de lever de nombreux obstacles et illustre le défi posé aux producteurs algériens de la tomate cerise. Ce marché de niche a longtemps été la chasse gardée des producteurs français après qu’ils aient abandonné à la concurrence étrangère le marché de la tomate ronde et de la tomate grappe.
Dans son rapport, le Sénat français rappelle la fulgurante progression de la part des produits marocains sur le marché de l’Hexagone : « En 2005, quand les tomates cerises représentaient 300 tonnes au sein des exportations marocaines, elles en représentent aujourd’hui 70.000 tonnes, soit une multiplication par 233 en 15 ans. »
Ce qui fait dire aux sénateurs français que « l’offre marocaine est désormais axée pour plus de 50 % des volumes sur des produits à plus forte valeur ajoutée, notamment les petits fruits (tomates cerises). »
Il s’agit également de tenir compte des producteurs belges et hollandais qui bénéficient d’un avantage du fait d’un coût de main d’œuvre quelque peu inférieur à celui pratiqué en France.
Quant aux producteurs du Maroc, ils bénéficient d’une longue expérience et d’une haute technicité du fait d’investissements privés et publics français.
Ces dernières années, l’Agence française de développement (AFD) a alloué une enveloppe de 151 millions d’euros au Maroc afin de promouvoir « la productivité agricole, la résilience climatique et l’inclusion économique des jeunes dans les zones rurales au Maroc ». Résultat : la construction de 5.000 hectares de serres au Sahara Occidental occupé.
Quant aux investissements privés français dans la tomate au Maroc, certains datent de 30 ans.
Né en Algérie, Pierrick Puech était très connu au Maroc pour ses investissements dans le secteur agricole. Aujourd’hui décédé, il est à l’origine du groupe Idyl chargé de l’exportation à partir du Maroc de tomates vers la France.
Installé dans le Sud de la France, Idyl se targue de « récolter au Maroc depuis plus de trente ans les meilleures variétés de tomates ».
Associé à un homme d’affaires marocain, Mohamed Tazi, ils ont massivement investi au Sahara occidental occupé profitant ainsi d’une totale défiscalisation.
Les investisseurs marocains ne sont donc qu’une petite partie d’un immense puzzle. Les importations de tomates sont le fait de puissantes sociétés européennes alliées à des hommes d’affaires marocains.
En février dernier, le quotidien Le Monde indiquait que : « Plusieurs sociétés de premier plan ont leurs sièges sociaux dans le Sud de la France, produisant au Maroc des tomates qu’elles conditionnent ensuite dans l’Hexagone. »
Parmi ces sociétés, Azura est une marque très présente dans les grandes surfaces françaises. Elle est apparue en 1998 de l’association entre Mohamed Tazi et l’entrepreneur breton Jean-Marie Le Gall.
Celui-ci a déjà à son actif la création de la coopérative Savéol, un poids lourd français de la tomate. Aujourd’hui, à partir du siège logistique de Perpignan, ce sont 120.000 tonnes de tomates cerises Azura qui sont vendues en Europe. En 2023, la marque s’est hissée parmi les 10 marques de produits alimentaires les plus vendus en France.
Accord de libre-échange entre le Maroc et l’UE
Ces investisseurs bénéficient depuis 2012 de l’accord de libre-échange entre le Maroc et l’UE qui accorde au royaume un quota d’exportations vers l’Europe de 285.000 tonnes de tomates entre octobre et mai.
Passée cette période, des barrières douanières qui sont censées protéger les agriculteurs européens, sont réactivées.
Cependant, les tomates du Maroc « peuvent quand même bénéficier d’un abattement de 60 %, mais à la condition de ne pas être vendues à des prix inférieurs à ceux fixés par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), sous peine de ne pouvoir être dédouanées », comme le rappelle Le Monde.
Les professionnels marocains affirment donc respecter l’accord de libre-échange et notamment pendant les périodes de production des Européens. En fait, la réalité est tout autre.
Les professionnels français dénoncent le dépassement des quotas autorisés : « Sur la saison 2022-2023, 424.690 tonnes de tomates marocaines ont été importées en France ».
En cause, l’accord de 2012 que ces professionnels français souhaitent voir révisé au motif que le quota accordé au Maroc ne tient pas compte de la sortie du Royaume-Uni de l’UE, dont la part annuelle était de 45.000 tonnes.
Autre grief, l’accord ne concerne que la tomate ronde alors que l’afflux de tomates marocaines concerne essentiellement la tomate cerise.
Ils rappellent que : « L’accord est basé sur une valeur forfaitaire de 0,46 euro le kg, mais pour une tomate ronde ».
L’UE interdit donc l’entrée de tomates dont le prix au kilo serait inférieur à 0,46 euro. Une mesure visant à contrecarrer la différence du coût de la main d’œuvre d’un euro l’heure au Maroc contre 14 euros en France.
Ce prix plancher a été établi pour la tomate ronde et ne peut concerner la tomate cerise dont le prix de revient est supérieur à cette limite.
Déjà en 2020, l’association des producteurs et exportateurs marocains de fruits et légumes indiquait que les prix de la tomate à l’export oscillaient entre 0,8 et 1 euro le kg.
Le prix plancher européen de 0,46 euro est donc bien loin de la réalité. L’accord en question aurait été initialement conclu avec l’idée de troquer du blé européen contre des tomates marocaines. Actuellement, la pression des maraîchers espagnols et français pourrait amener à une révision de ce prix plancher.
Groupe Souakri, un producteur de taille
Un inconvénient de taille concerne la jeunesse de la filière algérienne. Le marché de la tomate est aujourd’hui très segmenté entre tomate ronde, tomate grappe, tomate ancienne et tomate cerise.
Chacun de ces segments requiert des techniques particulières et présente des coûts différents. Les tomates cerises nécessitent une main-d’œuvre abondante pour la partie effeuillage, palissage et surtout récolte étant du fait de leur petite taille.
Dans le cas du groupe privé algérien Souakri, la construction des serres a été confiée à l’ingénierie turque et le suivi des plantations à des experts hollandais avec un partenariat stratégique avec ces derniers pour acquérir le savoir-faire en la matière.
En Europe, le coût de ce type de serre est estimé entre 700.000 et 1,4 million d’euros par hectare. En Algérie, ce type de serres a été utilisé dès 2018 à Ouargla pour la production des courgettes Gloria en collaboration avec une entreprise espagnole.
Ce type de serre comporte un chauffage de nuit afin d’obtenir les mêmes conditions climatiques tout au long de l’année. Ces installations disposent d’un système de dessalement des eaux souterraines afin de maximiser l’effet des engrais.
Afin d’éviter l’accumulation de parasites du sol, les plants sont cultivés sur un substrat de fibres de coco et irrigués par goutte-à-goutte avec récupération de l’eau en excès. Quant à la fertilisation et l’aération, elles sont contrôlées par ordinateur grâce à un réseau de sondes.
Enfin, il s’agit de disposer des variétés plébiscitées par les consommateurs. Or, en la matière, les goûts évoluent et pour garder leurs positions, les leaders du marché innovent continuellement avec des tomates cerises de couleurs, de formes différentes et surtout au goût sucré.
Début mai, la firme Syngenta annonçait la mise sur le marché de variétés résistantes au Tomato Brown Rugose Fruit Virus (ToBRFV) qui ravage actuellement les serres marocaines.
Une fois passées les étapes de la production, des quotas autorisés par l’UE, il s’agit de s’imposer auprès des distributeurs. Dans le cas de la tomate cerise marocaine, une partie est expédiée en vrac et mise en barquette à leur arrivée en France.
C’est le cas de la marque Azura. Cette marque joue la carte de la « décarbonation » en adoptant un emballage en carton pour remplacer le plastique.
Un argument qui ne tient pas dans la mesure où une partie de la tomate « marocaine » est en fait sahraouie, car elle vient de la région de Dakhla au Sahara occidental occupé et effectue donc un trajet de 2.000 km avant d’arriver à la table du consommateur français.
Des tomates cerises transportées en vrac depuis Dakhla vers Agadir durant 20 heures par camion frigorifique. Cela, en violation des lois de l’UE qui exige que l’origine des produits issus du Sahara Occidental soient étiquetés comme tels.
Tomates cerises d’Algérie sur les étals européens, un pari jouable
Pour l’agriculture en Algérie, l’exportation de tomates cerises vers l’Europe présente plusieurs avantages. Le premier concerne la création d’emplois et la possibilité de réaliser une agriculture plus durable à travers la culture hors-sol sous serre. Celle-ci rationalise l’utilisation des eaux puisées dans les nappes ainsi que les risques de pollution par les nitrates et les pesticides.
Pour le groupe Souakri qui a lancé l’une des plus grandes fermes maraîchères au monde dans le désert algérien, la réalisation de partenariat avec l’expertise hollandaise est un gage certain de maîtrise pour un type de maraîchage sophistiqué.
Reste l’accès de la tomate cerise algérienne au marché étranger à travers les barrières douanières et en particulier celles de l’UE.
Le marché européen reste très fragmenté entre UE, Royaume-Uni et Russie. Il laisse donc entrevoir des portes d’entrée aux exportateurs algériens à condition de respecter un cahier des charges exigeant.
Des charges dont l’une des dernières, et pas une des moindres, porte sur la nécessité de décarbonation de la production. Un domaine nouveau pour les producteurs algériens.
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