Le procès de l’affaire des usines de montage de véhicules et du financement occulte de la campagne de Bouteflika s’est poursuivi ce samedi 7 décembre au tribunal de Sidi M’hamed, après une pause d’une journée.
Au deuxième jour déjà, jeudi, on avait compris pourquoi le tribunal a décidé de juger les deux affaires dans le même procès : ceux qui sont supposés avoir bénéficié de largesses et de passe-droits pour la mise en place d’usines d’assemblage sont les plus généreux donateurs de la campagne pour le cinquième mandat.
L’audience de ce troisième jour a commencé par l’audition de Ali Haddad, le PDG de l’ETRHB, fidèle de l’ex-cercle présidentiel et soupçonné d’avoir joué un rôle clé dans le financement de la campagne pour le cinquième mandat.
Tout a commencé, dit-il, lorsque Saïd Bouteflika l’avait contacté pour lui demander « un coup de main » pour la campagne de son frère président. « Il m’a demandé de prendre attache avec Sellal et Amara Benyounès pour encadrer la campagne », témoigne-t-il, en précisant qu’il ne l’a « pas chargé de collecter l’argent ».
Haddad confirmera pourtant, quelques minutes plus tard, que c’est bien lui qui a réceptionné le chèque remis par Ahmed Mazouz, patron du groupe éponyme et poursuivi dans la même affaire. Selon l’ancien président du Forum des chefs d’entreprise, Mazouz est venu dans son bureau au siège de l’organisation patronale, accompagné de l’homme d’affaires Baïri, présent lui aussi au banc des accusés, et lui a remis un chèque de 39 milliards de centimes.
Le patron du groupe Kia, Hassan Larbaoui, nie pour sa part avoir offert 20 véhicules et 20 milliards pour la campagne. « Les véhicules étaient vendus au groupe médias de Ali Haddad », affirme-t-il. Mais ce sont les fonds collectés et surtout leur destination qui intéressera plus le juge.
D’abord les montants. Voilà ce que dit Ali Haddad : « Je croyais qu’il y avait 100 milliards dans le compte, mais Saïd m’a informé qu’il y avait seulement 75 milliards. Il m’a aussi dit que les gens parlaient de 700 milliards ».
Les mouvements ensuite. Du témoignage du patron de l’ETRHB il ressort qu’un compte a été ouvert au niveau du CPA au nom de Sellal, puis au nom de Abdelghani Zaâlane (le second avait remplacé le premier à la tête de la direction de campagne de Bouteflika le 3 mars, suite à la fuite de l’enregistrement d’une discussion compromettante entre Sellal et Haddad, ndlr).
L’argent a été retiré en trois tranches, « à la demande de Haddad », selon le témoignage du sénateur Chaib Hamoud, lui aussi accusé. La somme retirée est de 19.5 milliards de centimes. Gardé un moment au siège de la permanence, l’argent a été transféré vers le bureau de Ali Haddad, à l’ETRHB.
Le juge a beaucoup insisté sur ce transfert. Réponse de Haddad : c’est sur demande de Saïd Bouteflika qui craignait que l’argent soit volé au siège de la direction de campagne à Hydra. C’était le 7 mars, c’est-à-dire au moment où, sous la pression du hirak populaire, le cinquième mandat devenait de plus en plus improbable. D’ailleurs le président y renoncera quatre jours plus tard, le 11.
Au fil des minutes, la convocation de Saïd Bouteflika devenait inéluctable, tant ce dernier était cité comme le véritable décideur de la campagne. Dans l’après-midi, le juge prend la décision attendue : l’audience est suspendue jusqu’à la venue du frère de l’ancien président, convoqué comme témoin.
Mais avant d’en arriver là, le juge avait tenté de comprendre la destination d’une somme de six milliards et demi de centimes qui manquait dans les comptes. Haddad réfute : « Il n’y a pas de trou. Tous les documents justifiant les dépenses sont chez les avocats. Nous avons loué le siège de la permanence à Hydra pour 520 millions, acheté du mobilier pour 700 millions… Nous avons dépensé 6.5 milliards ».
« Petites usines entre amis »
Toujours dans la matinée de ce troisième jour du procès, les hommes d’affaires écartés de l’assemblage automobile au profit des généreux donateurs de la campagne sont appelés à la barre, en tant que parties civiles. Il s’agit de Achaibou, Omar Rebrab et le représentant du concessionnaire turc Emin Auto.
Les trois affirment avoir subi de grosses pertes à cause des investissements qu’ils avaient engagés avant de se voir écartés. 95 millions de dollars pour Achaibou, 75 millions pour Emin Auto. Omar Rebrab ne donne pas de chiffre mais parle lui aussi de pertes considérables.
Achaibou importait des véhicules KIA et devait logiquement monter en 2016 une usine d’assemblage représentant la marque sud-coréenne. Mais son dossier a été rejeté par le ministère de l’Industrie, alors dirigé par Abdeslam Bouchouareb. Celui-ci sera enfoncé par tous les intervenants. Lors du premier jour du procès, l’ancien Premier ministre Abdelmalek Sellal avait avoué qu’il n’avait aucune autorité sur lui. « C’est Bouchouareb qui nous a cassés. Nous avons 17 ans d’expérience dans l’automobile, il a donné des agréments à des gens étrangers au secteur. J’ai saisi Sellal, Mahdjoub Bedda (le successeur de Bouchouareb, ndlr), j’ai écrit quatre fois à Ouyahia mais il ne m’a pas répondu », témoigne Achaibou.
Le responsable de la promotion de l’investissement au moment des faits confirme qu’il y a eu préméditation dans la mise à l’écart de Achaibou : « J’ai remis le dossier à la commission technique, mais la secrétaire a dit qu’elle a reçu des instructions pour ne pas mettre le cachet sur le dossier de Achaibou ». Pourtant, enfonce-t-il le clou, « les Coréens nous ont dit qu’ils préféraient Achaibou car il est sérieux ».
L’homme d’affaires confirme que la direction de KIA en Corée lui a explicitement dit que ce sont les autorités algériennes qui ne veulent pas traiter avec lui. La même réponse, il l’a entendue des dirigeants de l’Américain Ford dont la marque ira à un autre investisseur, Aissiou. « C’est Bouchouareb qui est à l’origine de la hausse des prix des voitures », accuse encore Achaibou.
Omar Rebrab était le représentant exclusif de la marque Hyundai pendant de nombreuses années. Curieusement, c’est le groupe Tahkout qui a ouvert une usine d’assemblage de la marque à Tiaret. « J’ai été étonné de voir que toutes les marques que nous représentions ont été données à Larbaoui et Tahkout », dit-il à la barre.
« Dans les usines actuelles, on enlève les roues et on les assemble de nouveau. Nous avions une usine de semi-remorques à Larbaâ (Blida) qui produisait 800 unités par an. Elle a été fermée et nous avons subi d’énormes pertes », se plaint-il encore.
Vient ensuite le tour d’Emin Auto, concessionnaire turc présent depuis longtemps sur le marché algérien. Il s’était spécialisé dans la commercialisation de marques chinoises (les camions JAC notamment) et sud-coréennes (Sang-Yong). Il comptait ouvrir une usine de camions JAC en 2016 et avait reçu le quitus de l’Agence nationale de développement de l’investissement (ANDI). Mais le dossier sera rejeté par le Conseil national de l’investissement (CNI). « Au temps de Sellal », précise le concessionnaire. « Notre dossier remplissait tous les critères et on a ramené un partenaire étranger », dit-il. Ses propos seront confirmés par le responsable de la commission technique du ministère et le DG de l’ANDI, appelés à la barre.
« J’ai obtenu le permis de construire et j’ai perdu 75 millions de dollars. Je suis au bord de la faillite à cause de ce qu’ils m’ont fait », se lamente l’investisseur.