Said Oulmi s’intéresse dans « Sur les traces des camps de regroupement », documentaire historique projeté en avant-première dans la soirée du lundi 14 mai à la salle Ibn Khaldoun, à Alger, à un épisode peu connu de la guerre de libération nationale.
Un épisode couvert de silence côté français et côté algérien aussi. Il s’agit de la décision de l’armée française de déplacer massivement des populations vers des camps ou des centres d’internement dans plusieurs régions du pays notamment dans les Aurès, la Kabylie, les régions frontalières avec la Tunisie, El Bayadh et Sidi Bel Abbes.
Entamée en novembre 1954, cette stratégie militaire avait pour but de couper les moudjahidin des civils en créant des « zones de sécurité » (devenues après « zones interdites »).
Said Oulmi s’est appuyé sur des archives montrées pour la première fois, des témoignages de rescapés, des éclairages d’historiens, des documents audiovisuels et des photos.
Le documentaire révèle qu’entre 1955 et 1961, plus de 2300 camps ont été créés au niveau national où presque trois millions d’Algériens ont été concentrés.
« 40% de la population algérienne s’est retrouvée regroupée, resserrée et recasée. Je ne vois pas d’autres exemples dans l’Histoire où l’on a enfermé toute une population dans les camps. Des milliers de personnes étaient mal nourries, mises en isolement. Privés de ressources matérielles, les paysans pouvaient mourir de faim », dénonce, dans le film, Michel Cornaton, qui a publié, en 1998, « Les camps de regroupement de la guerre d’Algérie ».
Ce livre a été préfacé par Germaine Tilion, ethnologue et résistante, et postfacé par Bruno Etienne, historien. Michel Cornaton explique, dans le documentaire de Said Oulmi, que les soldats français, qui revenaient d’Indochine, avaient compris qu’en guerre révolutionnaire, le rebelle vit comme un poisson dans l’eau.
« Il fallait vider l’eau, pour attraper le poisson. C’était la philosophie de base de ce qu’on a appelé les zones interdites. Il fallait couper la population des rebelles. Une politique d’assèchement », explique-t-il.
« Il fallait assécher tout un peuple pour isoler, soi-disant, les combattants. Les gens ont laissé leurs terres et leurs mechtas avec des tracts qui tombaient du ciel où ils étaient écrits : « Quittez, sinon vous serez exécutés ». Les bombardements commençaient même avant le départ de la population. C’était l’apocalypse », appuie Redha Malek, interviewé dans le film.
« Vous ne pouvez pas imaginer ce que nous avons vécu »
En 1955, les premiers camps ont été ouverts à Tkout, Mchounech et Bouhmama, dans les Aurès. Said Oulmi a rappelé, lors du débat après la projection, que la loi du 3 avril 1955 relative l’instauration de l’état d’urgence interdisait la création de camps en Algérie (article 6).
Le gouverneur général Jacques Soustelle a nommé en 1955 le général Parlange comme commandant civil et militaire des Aurès où il va pratiquer la politique de la terre brûlée.
La population d’Ouldja, dans le sud de Khenchela, a été obligée, par exemple, de marcher presque 80 km pour rejoindre le camp de Bouhmama. Des douars entiers ont été vidés de leurs habitants. Des témoins, encore vivants, se sont rappelés de cette période noire.
« Nous n’avions rien, même pas de quoi se couvrir et se nourrir. Les barbelés étaient électrifiés, personne ne pouvait sortir. Il fallait demander une autorisation. Nous étions obligés d’aller chercher des branchage, des bouts de bois et des pierres pour construire des gîtes », raconte un habitant des Aurès.
D’autres témoins, comme Mohamed Chehati, évoquent le pilonnage des villages des Aurès. « Nous avons été bombardés par des avions. Beaucoup de personnes sont mortes et plus de 1000 maisons ont été détruites. Ils ont tout brûlé. Vous ne pouvez pas imaginer ce que nous avons vécu. Chaque trois jours, les avions militaires revenaient pour tout raser. Rien n’a été laissé », se rappelle-t-il. « La politique de pacification » sera pratiquée ailleurs en Algérie, la région des Aurès devait servir d’exemple.
« La politique de pacification était un leurre »
« Tous les jours, j’étais le témoin des atrocités commises par la France. La politique de pacification était un leurre. C’était une façon coloniale de dire les choses, rien d’autre qu’une opération militaire qui consistait à vider les territoires de toute habitation et créer des zones interdites où les commandos français pouvaient tirer sur tout ce qui bouge. On prenait des civils innocents pour les enfermer dans des camps dans des conditions qui les font mourir. C’est un crime contre l’humanité. La France appelait cela « des villages de regroupement », en fait, il s’agissait de camps de concentration de population civile », confie, pour sa part, Marc Garanger, photographe, qui a servi en tant qu’appelé au 2e régiment d’infanterie à Aumale (Sour El Ghozlane actuellement).
Il a pris des photos, notamment de femmes, forcées d’enlever leurs foulards, dans la région de Mesdour, Meknine et Bordj Oukhriss où des camps d’internement avaient été ouverts aussi.
« La plupart des femmes me fusillaient du regard. C’était une protestation violente et muette. J’ai fait ces photos à la gloire de ces femmes. Je voulais crier à la face du monde toute l’horreur de cette guerre », dit-il sans retenir ses larmes.
Les photos de Marc Garanger ont été publiées dans un livre, « Femmes algériennes 1960 » (1982). Mustapha Khiati est l’auteur du seul ouvrage algérien consacré aux camps d’internement.
Il a parlé, lors du débat, d’une page « particulièrement noire » de la présence coloniale française en Algérie. « La génération de Novembre n’a pas su transmettre l’information. Si l’on se base sur le rapport de Michel Rocard, il y a eu pratiquement 500.000 morts tous les ans sur les 3 millions de personnes qui ont été déplacées dans les camps de concentration entre 1957 et 1961 », précise-t-il.
Le rapport de Michel Rocard a brisé le silence
L’existence des camps de regroupements en Algérie ne sera révélée en France qu’en mars 1959 par le quotidien Le Monde, après une fuite « organisée » d’un rapport établi par Michel Rocard, après enquête en 1958.
Rocard explique, dans le documentaire, les conditions de la publication de l’article après remise du rapport au ministre de la Justice (le document ne sera publié qu’en 2003).
La presse a pris ensuite le relais en mettant en avant « les conditions inhumaines » dans les camps. En juillet 1959, la France a été condamnée à l’ONU à cause de ces camps.
« Enfermer la population de cette manière, cela s’appelle un crime contre l’humanité », déclare l’avocat Jacques Vergès dans le documentaire. Il parle de « camps de concentration ».
Selon Malika Korso, historienne, présente dans la salle, un journaliste français avait évoqué, à la fin de 1954, l’existence de « camps de concentration avec barbelés » en Algérie.
Selon elle, l’enfermement et la déshumanisation sont des critères pour désigner « un camp de concentration ». Ce documentaire est un support didactique qui doit être vu, discuté et débattu au niveau des lycées et des universités », propose Malika Korso.
« J’ai fait des recherches et j’ai choisi des intervenants qui ont travaillé sur le sujet. En Algérie, il n’y a pratiquement aucun document sur cet épisode de l’Histoire mis à part le livre du professeur Mustapha Khiati. C’est un sujet encore inconnu en Algérie et à l’étranger. Tout un travail médiatique a été fait en Allemagne pour qu’on évoque les camps de concentration (nazis) alors qu’en Algérie, nous n’avons pas abordé ce sujet. Il appartient aujourd’hui aux historiens algériens de mieux définir ces camps et de faire des recherches », a proposé Said Oulmi.