BONNES FEUILLES. L’essayiste Omar Brouksy publie le 21 septembre aux éditions « Nouveau Monde » un nouveau livre sur ces personnes d’influence qui en France défendent contre vents et marées les intérêts du Maroc. Il y égrène les récentes affaires qui ont fait l’actualité ces dernières années, raconte des anecdotes inédites qui lui font dire que la « diplomatie Mamounia » se perpétue. Le Desk en publie des extraits en avant-première et questionne son auteur.
L’ouvrage, au ton sage et mesuré, se laisse lire. Il relate dans une rythmique de métronome des faits pour la plupart connus, mais enquillés ainsi servent de piqûre de rappel prescrite à un lectorat oublieux du sujet.
Si le thème a déjà été exploré par des journalistes ces dernières années, à travers des articles, mais aussi des livres comparables, l’exercice trouve son sens dans une logique de continuité. On y retrouve immanquablement les références devenues classiques du cercle Paris-Marrakech, de la collusion des élites franco-marocaines, de ce qui fait dire que le lobby marocain est assurément le plus sophistiqué, sinon le plus puissant des bords de Seine avec sa brochette de personnages qui font le lit des liens entre la République et le Royaume, mais aussi de cet insondable proximité de régimes politiques que tout sépare et que tout rapproche en même temps.
Le souci de l’auteur a été de regarder encore une fois dans le rétroviseur de l’Histoire pour expliquer les instants présents. Certaines anecdotes inédites comme celle des conditions piquantes du lancement du HuffPost Maroc, donnent une perspective intimiste à des événements entendus ca et là dans les salons marocains ou sous les lambris du Tout-Paris. Les acteurs presque immuables depuis les années Chirac forment toujours la cohorte des affidés du Makhzen dans ce qu’appelle Omar Brouksy « le bazar franco-marocain » ou la « Smala de la Mamounia ».
Des « Sarkozystes de Sa Majesté », au chapitre dédié à la crise entre l’Elysée et le Palais en 2014, des attentats de Paris aux révélations des Panama Papers, en passant par l’affaire du boxeur Zakaria Moumni, le livre est un almanach des faits d’actualité, survolé pour démontrer combien les rapports entre Rabat et Paris, sont toujours aussi étroits, faits de connivence politique, économique et sécuritaire, avec leur lot de fâcheries et de poussées de fièvre.
On regrettera certainement dans ce récit la place trop importante donnée aux redites puisées dans les médias, aux recensions de livres, aux emprunts trop nombreux ou encore des raccourcis forçant le trait de la continuité. A ce titre peut-on valablement considérer que Najat Vallaud-Belkacem ou Jean Glavany font partie comme d’autres de la smala de la Mamounia dont les codes sont si particuliers ?
Ce qui est probablement la plus grande faiblesse de l’exercice est l’inachevé ressenti sur des affaires dont les ressorts ont été par ailleurs démontés par des enquêtes circonstanciées comme celle du « chantage fait au roi » par le binôme Graciet-Laurent. Fait à souligner, Omar Brouksy révèle en restituant ses minutes, les ficelles du piège que tend l’avocat du roi aux journalistes aigrefins, mais n’explique sur le fond la teneur du bluff qui va mener à leur perte.
Enfin, sur le président Macron, s’il est trop tôt pour documenter l’orientation qu’il compte donner aux rapports France-Maroc, l’ouvrage, comme la presse qui a scruté sa première visite en terre marocaine lui consacre un maigre épilogue. Le signe que le livre est quelque peu prématuré pour apporter une vraie nouveauté ?
EXTRAIT I
Un pied ici et un pied là-bas
La scène se déroule à l’Assemblée nationale française, le 18 janvier 2017, lors de la présentation d’un important rapport sur les relations entre la France et le Maghreb. C’est Élisabeth Guigou qui préside la séance même si le speech est donné par les députés Jean Glavany (Parti socialiste) et Guy Teissier (Les Républicains).
Alors que les caméras sont allumées Jean Glavany évoque de manière imprévue l’état de santé des dirigeants du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie et déclare à propos de Mohammed VI : « Cet homme est un roi malade. Je ne suis pas porteur de secret médical. mais tout le monde sait qu’il est atteint d’une maladie à évolution lente soignée à coup de cortisone et que lui aussi il représente, après Essebsi et Bouteflika, des pouvoirs personnels qui sont d’une grande fragilité et sur lesquels pèsent beaucoup de points d’interrogation. »
Les journalistes et les députés présents dans la salle n’en croient pas leurs oreilles. Ils échangent des regards étonnés et il a fallu que Mme Guigou intervienne et interrompe quasiment le député socialiste, en lui rappelant discrètement que l’audition est « ouverte à la presse ».
Le lendemain, Jean Glavany est contacté par Hicham Naciri, l’avocat du palais, et Chakib Benmoussa, l’ambassadeur du Maroc en France. Le député socialiste est poliment sermonné par les deux émissaires qui lui ont transmis « l’étonnement et l’émotion de Sa Majesté après avoir écouté ces propos ». Il se confond en excuses mais les Marocains exigent un mea culpa public.
JEAN GLAVANY : « J’AI COMMIS DEUX FAUTES »
Le 25 janvier, le député socialiste demande en urgence « une mise au point » à la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale : « Madame la Présidente, dit-il, merci de me donner l’occasion de faire une mise au point pour moi urgente et indispensable. La semaine dernière, en présentant le rapport sur le Maghreb de la commission présidée par Guy Teissier et dont j’étais le rapporteur, j’ai commis une première faute, ce fut celle de ne pas me tenir aux propos que j’avais préparés avec Tiphaine Cosnier et de me croire capable de me livrer devant vous à un commentaire oral un peu libre comme j’aime le faire. Or ce jour-là, je n’en étais pas capable. Et j’ai commis une deuxième faute, celle de ne pas intégrer que la presse était présente. À un moment j’ai évoqué la fragilité des gouvernances des trois pays centraux du Maghreb dont les chefs d’État sont vieux et/ou malades. Les propos que j’ai tenus et que je dois assumer par honnêteté ont fait l’objet d’un article de presse selon lequel je faisais des révélations sur l’état de santé du roi du Maroc. Cela a provoqué une grande émotion dans ce pays et en particulier au palais. Le roi m’a fait appeler par son avocat, sans aucune agressivité puisque le roi sait les propos élogieux que j’ai écrits à son sujet dans notre rapport et dont les écrits feront foi. Mais il m’a fait part à juste titre de son émotion et de la déstabilisation que cela lui imposait. J’ai fait dire au roi par l’ambassadeur du Maroc à Paris et par son avocat à quel point j’étais navré et désolé de cette situation et combien je m’en excusais. Aujourd’hui, je veux démentir, non pas mes propos puisque je les ai tenus, mais l’interprétation qui en est faite : je démens avoir fait quelque révélation que ce soit sur l’état de santé du roi du Maroc car je démens formellement détenir quelque information confidentielle que ce soit sur ce sujet. Je ne suis pas médecin et je n’ai consulté aucun médecin sur cette question. Je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de préciser ce démenti. »
Si l’état de santé de Mohammed VI reste un tabou qui fait, visiblement, trembler jusqu’aux bureaux feutrés de l’Assemblée nationale française, il n’est plus un secret d’Etat. La maladie du roi est devenue plutôt un secret de polichinelle mais qui suscite de plus en plus d’inquiétudes, y compris parmi les hauts responsables français.
Pensant que la séance se déroulait à huis clos, Jean Glavany a reconnu implicitement, ce jour-là, devant les députés français, que l’état de santé de « M6 », au même titre que celui de Bouteflika, est devenu un élément de la politique française au Maghreb et une source d’interrogations au coeur de la république. Les propos du député socialiste montrent également que les officiels français disposent d’informations précises sur l’état de santé du monarque.
Mais comme il le dit lui-même, au-delà de l’embarras que cette scène a dû lui causer, Jean Glavany n’a pas livré un « scoop » sur l’état de santé du roi.
En regardant le monarque à la télévision en train d’inaugurer un projet, ou tenant un discours à son « cher peuple » lors d’une fête nationale ou religieuse, les Marocains cachent de moins en moins leurs interrogations sur ce sujet. Son visage bouffi, visiblement ravagé par la cortisone, sa voix éteinte et sa respiration difficile semblent confirmer les informations que nous avions déjà évoquées dans un précédent ouvrage : le roi souffre d’un asthme aigu qui l’affaiblit physiquement et qui le contraint à surconsommer la cortisone, tout en suivant un traitement régulier en métropole.
C’est en France, en effet, que le roi s’échappe pour des « séjours privés » qui durent parfois plusieurs semaines : le 6 novembre 2015, il s’est envolé pour la France (où il a séjourné pendant près de deux mois) au lendemain d’un discours à la nation où on l’avait vu très affaibli, suscitant des milliers de commentaires sur les réseaux sociaux. Le palais avait dû réagir par un communiqué : « Sa Majesté souffre d’un syndrome grippal consécutif à son voyage en Inde… »
Lorsqu’il se rend en France, il séjourne généralement dans son château de Betz. Avec ses 120 pièces et un magnifique parc de 40 hectares, le domaine est situé dans le Valois, sur l’un des plus beaux sites de l’Oise, et occupe une superficie globale de 71 hectares traversés par une rivière. « Je ne me suis jamais aussi bien reposé que dans ce château », confia un jour le roi à l’adjoint au maire et conseiller général de Betz, Philippe Boulland.
EXTRAIT II
L’incendie de Neuilly
Le 27 septembre 2010, le vol Paris-Rabat de la Royal Air Maroc n’accuse aucun retard. Zakaria Moumni se présente devant la petite cage vitrée de la police des frontières de l’aéroport. Le fonctionnaire contrôle son passeport, le dévisage et lui demande de le suivre. Il est interrogé pendant trois quarts d’heure. C’est le début d’un interminable feuilleton aux allures kafkaïennes.
« Quatre agents de la DGST marocaine ont saisi mon sac et éteint mes téléphones portables avant de me menotter, raconte Zakaria Moumni. J’ai protesté, ma famille m’attend dehors, je ne suis pas un criminel ! Mais ils m’ont escorté vers la piste d’atterrissage et m’ont poussé dans un 4 x 4 noir stationné à côté de l’avion, sur la banquette arrière, entre deux agents. Là ils m’ont bandé les yeux. Je me souviens qu’ils m’ont allongé sur le côté gauche, sur les genoux d’un des deux types, et qu’ils m’ont recouvert d’une veste […]
« J’ai pensé à l’enlèvement de Mehdi Ben Barka, je me suis dit, il a été enlevé et on ne l’a jamais revu, on n’a même pas retrouvé son corps. Peut-être que c’est mon tour. Peut-être que c’est fini […]
EXTRAIT III
La crise avec Hollande
Une semaine après l’incident, le roi, furieux, ordonne à son ministre de la justice Mustapha Ramid de « suspendre l’exécution de toutes les conventions de coopération judiciaire entre les deux pays, pour en évaluer l’impact et les actualiser dans le but de remédier aux dysfonctionnements qui les entachent ».
Les commissions rogatoires, les demandes d’entraide, les demandes d’extradition des suspects et de transfèrement de détenus, l’échange des informations dans la lutte antiterroriste et dans la lutte contre le trafic des stupéfiants s’en trouvent ainsi gelés, malgré l’intensité de la coopération judiciaire et sécuritaire entre les deux pays. Les chiffres que nous avons collectés confirment cette réalité : près de 150 affaires faisant l’objet d’une commission rogatoire sont restées ouvertes pendant la période de gel de la coopération, de février 2014 à janvier 2015. Concernant les demandes d’entraide judiciaire, plus d’une centaine avaient été échangées en 2013 entre les deux pays : 84 par la France et 19 par le Maroc. La quasi-totalité de ces demandes ont été bloquées au lendemain du gel de la coopération.
L’échange d’informations dans la lutte contre le terrorisme et contre le trafic des stupéfiants n’a pas échappé à la nouvelle donne. Selon un rapport de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale française, datant du 16 juin 2015, « le Maroc est l’un des Etats du continent africain avec lequel la France a le plus d’échanges de demandes d’entraide en matière pénale : le premier en termes d’envoi de demandes d’entraide, le second en termes de réception. Les investigations pénales transfrontalières, fluides auparavant, ont particulièrement été entravées et notamment dans deux domaines prioritaires : la lutte contre le trafic international de stupéfiants et la lutte contre le terrorisme. Cette situation a de toute évidence profité à la criminalité transfrontalière et fragilisé la bonne administration de la justice (à deux reprises, les autorités marocaines ont dû remettre en liberté des personnes impliquées dans des trafics de stupéfiants et placées sous écrous extraditionnels) ».
En juin 2014, François Hollande décide de se pencher lui-même sur ce dossier. Il reçoit une « vieille connaissance » du Maroc, Élisabeth Guigou, à l’époque présidente de la commission des Affaires étrangères à l’Assemblée nationale. Le choix du président n’est pas fortuit : Mme Guigou, on l’a vu, est non seulement native du Maroc, où elle a vécu jusqu’à l’âge de 18 ans, mais elle compte aussi de solides connexions au coeur du palais grâce à André Azoulay. François Hollande lui confie la mission d’établir un pont discret mais efficace avec l’entourage du roi. Objectif ? Déterminer avec précision les attentes du royaume pour mettre fin à l’une des crises les plus profondes depuis la parution, en 1990, du livre de Gilles Perrault Notre ami le roi.
Un mois plus tard, en juillet 2014, Mme Guigou effectue une première mission au royaume où elle rencontre le monarque et ses conseillers. Le roi aurait exprimé ouvertement son exaspération vis-à-vis du pouvoir judiciaire français. Il aurait exigé une solution juridique pour protéger les hauts dignitaires de son régime des éventuelles poursuites pouvant être engagées par les juges français. Il aurait enfin évoqué l’exemple du général Hosni Benslimane, patron de la gendarmerie royale et homme de confiance du palais, cité dans l’affaire Ben Barka et faisant l’objet, avec d’autres haut gradés, d’un mandat d’anrêt international lancé depui s 2007 par le juge fiançais Patrick Ramaël.
Mme Guigou a également rencontré Driss El Yazami, le président du Conseil national des droits de l’homme, un organe officiel dont tous les membres sont nommés par le roi. C’est au cours dé cette mis- sion que les conseillers du palais ont suggéré que de nouvelles dispositions soient ajoutées à la convention d’entraide judiciaire en matière pénale entre les deux pays : à l’avenir, dans le cadre delà compétence universelle, le juge fiançais doit se dessaisir des dos- siers impliquant les dignitaires du régime au profit de son homologue marocain. Le message est reçu cinq sur cinq par Mme Guigou. De. retour à Paris, elle est chargée par le gouvernement de son pays d’élaborer un projet de loi qui sera appelé plus tard « protocole additionnel à la convention d’entraide judiciaire en matière pénale entre le gouvernement de la République française et le gouvernement du royaume du Maroc ». Elle en fut la rapporteure à l’Assemblée nationale.
(… )
En décembre 2014, la rédaction du projet de loi est quasiment terminée. Mme Guigou décide alors d’effectuer une deuxième mission au Maroc en janvier 2015. Dans ses valises, le draft du « protocole additionnel ». Elle le présente au roi lors d’une rencontre au palais royal de Rabat. Le monarque et ses conseillers sont satisfaits, le projet peut être adopté par l’Assemblée nationale française.
Quelques jours plus tard, le 9 février 2015, le roi profite d’un énième séjour dans son château de Betz et demande une audition au président François Hollande, qui l’accepte aussitôt Le 9 mars, Laurent Fabius se rend à Rabat : « Les turbulences sont derrière nous, déclare-t-il. Voilà le premier message que nous avons acté avec Sa Majesté le Roi qui a voulu nous recevoir cet après-midi, avec le chef du gouvernement, avec mon collègue et ami M. Mezouar et avec ceux que je vais voir,de nombreux membres du gouvernement marocain. C’est un voyage bref, mais important pour la France parce qu’il se résume en trois mots, la relance le renforcement, et le renouvellement. »
Mais pour l’entourage royal, cette réconciliation est une demi-victoire. Le patron du contre-espionnage marocain est toujours mis en cause par la justice : il risque d’être de nouveau convoqué par qn juge s’il remet les pieds en France. Hammouchi rejoint ainsi la liste des hauts fonctionnaires du royaume qui doivent prendre toutes les précautions avant de monter Ha ns un avion à destination de Paris : « Il s’agit, selon M* Baudouin, d’une personne [Hammouchi] qui a Élit l’objet d’une enquête préliminaire poussée à un niveau élevé. Il y a un système informatisé qui permet d’interpeller la personne quand elle vient sur 1e territoire français, ou tout au moins signaler au parquet la présence de cette personne. Et c’est au parquet de décider ou non de l’interpellation. En bonne logique, M. Hammouchi est dans le collimateur informatisé des personnes qui, arrivant sur le territoire, doivent être signalées à la justice.
EXTRAIT IV
Les prédateurs du « prédateur »
Jeudi 27 août 2015, à la sortie du bar de l’hôtel Raphaël à Paris, peu avant 15 heures. Deux journalistes fiançais, Éric Laurent et Catherine Graciet, s’apprêtent à quitter le palace lorsqu’ils sont interpellés par des policiers en civil. Us sont accusés par Hicham Naciri, l’avocat de Mohammed VI, de vouloir Élire chanter 1e roi en demandant 3 millions d’euros en contrepartie de la non-publication d’un livre à charge.
Sur chacun des deux journalistes, on retrouve une enveloppe de 40000 euros et une lettre manuscrite sur laquelle est griffonné un « accord » pour « ne plus rien écrire » sur le Maroc, « en contrepartie du versement de la somme de 2 millions d’euros ». Us sont mis en examen le jour même pour « chantage et extorsion de fonds », et placés sous contrôle judiciaire.
L’information fait aussitôt le tour des rédactions françaises grâce au célèbre avocat parisien Éric Dupont-Moretti, fraîchement désigné par Mohammed VI pour défendre le palais. Il sera tout au long de l’affaire le principal refais entre le régime marocain et fa presse française.
DU « ROI PRÉDATEUR » AUX PRÉDATEURS DU ROI
Le régime du Maroc, Eric Laurent et Catherine Gradet le connaissent bien. Le premier a déjà écrit lin livre hagiographique avec le roi Hassan II, quelques années avant sa mort. Les entretiens que l’ancien monarque a accordés au journaliste se sont déroulés en 1992 et 1993 dans fa petite ville d’Ifrane, surnommée la « petite Suisse » du Maroc. La monarchie y possède un magnifique palais en pierre, dont la toiture, en tuiles vertes datant des années 1950, surplombe une région connue pour ses superbes forêts de cèdres et ses montagnes souvent enneigées. « Une confiance s’est installée entre le journaliste et Hassan II, raconte un ancien condisciple de Mohammed VI. Le roi défunt s’est beaucoup livré à Éric Laurent. Il lui aurait fait des confidences en off portant sur ses relations avec son fils et lui aurait exprimé avec beaucoup de franchise, à sa manière, ses réserves et ses doutes quant à fa capacité du prince héritier à diriger le royaume. »
Catherine Graciet, quant à elle, a commencé son parcours à Casablanca, au sein du Journal hebdomadaire, titre-phare de fa presse indépendante créé en 1997 par Aboubakr Jamaï et Ali Amar, et fermé en 2010 après une longue agonie financière due au boycott des annonceurs.
En 2012, elle publie Le Roi prédateur avec Éric Laurent aux éditions du Seuil. Le livre est une synthèse des articles et des dossiers réalisés par le Journal hebdomadaire sur l’évolution tentaculaire des entreprises contrôlées par la famille royale. Quelques « confidences » particulièrement dures d’Hassan II sur son fils ont été intégrées à l’ouvrage et présentées comme des « révélations ». Publié un an après le déclenchement du Printemps arabe, le livre est un succès de libraire bien qu’il soit toujours interdit au Maroc.
En 2015, trois ans après le Roi prédateur, ils proposent aux éditions du Seuil un nouveau livre sur fa monarchie marocaine, une sorte de tome 2, disent- ils. Ils assurent avoir des documents « explosifs » sur la famille royale : un titre est même déposé sur la table : Affaires de famille.
« CROISER DES INFORMATIONS » ?
Le 23 juillet 2015, Éric Laurent contacte par téléphone le cabinet royal à Rabat. Il souhaite parler à Mohamed Mounir Majidi pour « croiser des informations explosives », dit-il à fa secrétaire de M. Majidi. Quelques jours plus tard, le journaliste reçoit un appel de Me Hicham Naciri, avocat de la monarchie marocaine à fa suite de son père.
La première rencontre entre les deux hommes a eu le 11 août dans un palace parisien. Elle sera suivie de deux autres dont fa dernière, la plus longue, se déroulera en présence de Catherine Graciet le 27 août. C’est à fa fin de cette rencontre que les deux journalistes seront arrêtés par des policiers français en connivence avec l’avocat marocain, qui a pris le soin de tout enregistrer sur son téléphone portable.
Trois jours plus tard, le 30 août 2015, les éditions du Seuil, qui devaient publier le livre, annoncent par communiqué qu’ils renoncent à ce projet, « la relation de confiance entre l’éditeur et les auteurs » ayant été « de facto dissoute ».
Nous avons pu obtenir l’intégralité des enregistrements des trois rencontres entre les journalistes et l’avocat du palais : des heures de conversations à bâtons rompus captées par Me Naciri sur son dictaphone. La retranscription a été réalisée par les officiers de la Brigade de répression de la délinquance contre la personne (BRDP) et devrait être présentée comme « pièce à conviction » dans le dossier d’accusation. Les extraits que nous avons choisis permettent de décrypter l’essentiel de cette affaire qui ressemble à une pièce de théâtre aux allures kafkaïennes.
ENTRETIEN. Omar Brouksy : « La situation n’a pas changé »
Pourquoi un nouveau livre sur les réseaux France-Maroc ? La situation a-t-elle changé depuis les années Chirac ?
Au niveau de ce qu’on appelle la politique générale de l’Etat, c’est vrai, la situation n’a pas changé et n’est pas près de changer, sauf, peut-être, si un parti comme le Parti communiste ou le Nouveau parti anticapitaliste arrive à l’Elysée et à Matignon. Au niveau des institutions importantes comme la présidence, c’est la continuité, la grande proximité et les relations « étroites » qui l’emportent sur la rupture et les remises en cause. Mais depuis Sarkozy, un certain nombre d’événements, dont des crises rappelant l’affaire Gilles Perrault (1990), ont pesé sur le beau ciel des relations entre d’une part le palais et l’entourage royal et, d’autre part, l’élite politique qui dispose du vrai pouvoir politique en France : l’affaire Hammouchi, l’arrivée de Hollande et son tropisme algérien, l’arrivée de Macron à l’Elysée, la proximité de plus en plus grande entre certaines groupes financiers contrôlés par ma la monarchie et quelques entreprises françaises. Le livre ne porte pas sur les relations d’Etat à Etat. C’est une enquête sur une élite influente sur les plans politique, médiatique et économique dont la mission est de tresser les lauriers du roi au mépris de tous les principes de démocratie et des droits de l’homme.
Vous revenez sur la thématique de la « diplomatie Mamounia ». N’est-elle pas éculée, voire dépassée ?
Si vous lisez le chapitre consacré à cette thématique vous verrez que je qualifie la formule « diplomatie de la Mamounia » davantage comme un symbole chargé de significations qu’une démarche politique préétablie et réfléchie politiquement et institutionnellement. « La smala de la Mamounia », titre du chapitre, renvoie à un cercle de personnalités françaises, ou franco-marocaines, ayant un pouvoir d’influence ou de décision important au cœur de la République (Elisabeth Guigou, Jack Lang, Najat Vallaud-Belkacem, Rachida Dati, etc.). Ces personnalités utilisent ce pouvoir pour renforcer leurs réseaux au sein de l’entourage royal avec la contrepartie suivante : montrer la monarchie sous les meilleurs auspices, lifter l’image du régime monarchique en le présentant comme une « exception » dans une région chaotique. Ils utilisent un discours condescendant qui rappellent la période coloniale : pour eux, tous les Marocains sont des « indigènes » qui ne sont pas encore prêts pour la démocratie le roi est un rempart contre l’islamisme radical (ce qui est faux puisque la première force politique aujourd’hui est formée par les courants islamiste), etc. .
Comment peut-on qualifier de nos jours ces liens intimistes sous Macron ? Se sont-ils distendus ? Sont-ils en renouvellement ?
Selon les diplomates que j’ai rencontrés, le Maroc ne s’attendait pas à l’arrivée de Macron à l’Elysée. Le palais misait davantage sur Alain Juppé, puis sur François Fillon, que sur Emmanuel Macron même si celui-ci avait déjà eu des liens financiers avec la SNI, lorsqu’il travaillait pour la banque Rothschild. Il est évident que la rupture n’aura sans doute pas lieu. Certes, Macron perçoit le royaume comme une entreprise, un marché à investir, mais contrairement à ce qu’on peut penser, ses grands enjeux au Maroc sont moins économiques et financiers que culturels et linguistiques. Face à l’invasion des chaînes satellitaires financés par les pays du Golfe, l’enjeu culturel et linguistique devient primordial avec comme objectif : faire en sorte que le français reste la langue de l’élite la plus influente politiquement, administrativement et économiquement au Maroc.
Ne pensez-vous pas que la stratégie des lobbys marocains en France a évolué depuis les Printemps arabes ? Vous ne mentionnez pas les influenceurs émergents comme le Cercle Delacroix pourtant très actifs. Pourquoi ?
Le Cercle Delacroix comprend surtout des élus locaux français d’origine marocaine. Leurs fonctions est éminemment élective et leur pouvoir cantonné au plan local. Il ne s’étend pas aux institutions de l’Etat avec un grand A : Elysée, Matignon et Assemblée nationale. Leur influence sur les médias français est quasi-absente. Il peut évoluer autrement mais pour l’instant ce n’est pas le cas. Certaines structures comme le Groupe d’amitié franco-marocaine à l’Assemblée nationale me paraissent plus intéressants. Il a joué un rôle important, grâce à Elisabeth Guigou, dans l’adoption par le parlement français du Protocole additionnel obligeant le juge français à se dessaisir des dossiers mettant en cause, en France, des dignitaires marocains. Sur ce sujet, mon livre apporte des éléments ahurissants. Pour revenir au Cercle Delacroix, il est difficile de pronostiquer sur son devenir il en est à un état embryonnaire.
Vous ne vous attardez pas non plus sur certaines individualités des deux bords qui prennent du poids (Leila Slimani, Rachid Benzine…). Est-ce un parti-pris ? Leur ascendant est-il selon vous marginal, encore illisible ?
Rachid Benzine est universitaire respecté qui est parfois utilisé par le palais à des fins d’image et de communication, c’est un fait. Mais dans les médias et dans ses écrits académiques, il développe des thèses qui n’ont pas de lien avec la promotion du régime à laquelle se livre certains « écrivains » serviles, comme Tahar Ben Jelloun. Je ne peux donc pas émettre des jugements de fait sur quelqu’un parce qu’il a été aperçu dans la table des invités du roi. En revanche, la situation est différente concernant Leila Slimani et j’en parle dans le dernier chapitre de mon livre. L’une des caractéristiques des courtisans de la monarchie est qu’ils adoptent des comportements contradictoires, voire hypocrites : on ne peut pas tenir un discours défendant les droits de la femme et des libertés individuelles en collaborant avec un site –que je ne citerai pas bien sûr, trop salissant-, dont la diffamation et l’insulte sont une marque de fabrique.
Le volet de l’Islam de France, très actuel, où l’entrisme du Maroc est pourtant significatif, n’a pas retenu votre attention en tant qu’élément central, pourquoi ?
Votre question me surprend, je consacre tout un chapitre à l’islam de France et le rôle qu’y joue le royaume, ainsi que la rivalité entre le Maroc et l’Algérie concernant le contrôle du champ religieux en France. J’apporte à cet égard des déclarations et des témoignages très importants et inédits de Bernard Godart, le bras droit de Jean-Pierre Chevènement qui préside, comme vous le savez, le Conseil sur l’islam.
Quelle est votre appréciation de la coopération sécuritaire entre l’Hexagone et le royaume au-delà du couac Hammouchi ? Peut-on encore parler de connivence, d’entraide ?
Dans mon livre je montre, à travers des informations et des exemples précis que cette coopération anti-terroriste présente beaucoup de limites. Elle est très exagérée, aussi bien par les Algériens que par les Marocains. Il y a une concurrence parfois risible entre les deux voisins du Maghreb pour paraître comme un partenaire fiable et efficace de la France. Les attentats de Paris ont montré que contrairement à ce qui a été annoncé par les responsables sécuritaires du royaume et certains médias proches du pouvoir, le rôle des services marocains était quasi-absent. Ce n’est pas
moi qui le dis, c’est un rapport d’une commission diligentée par l’Assemblée nationale française, que je cite abondamment dans le livre, qui l’affirme de manière explicite. Certes, il y a une coopération judiciaire et sécuritaire bien huilée entre les deux pays, notamment concernant l’échange d’information, mais elle n’est pas plus importante que d’autres pays voisins comme l’Algérie et la Tunisie. J’explique avec précision et force détails les raisons de cette situation.
Vous affirmez que Paris est un soutien inconditionnel de Rabat dans le dossier du Sahara Occidental. Pourtant, les MarocLeaks ont révélé que c’est bien Nicolas Sarkozy qui a plombé le Maroc au Conseil de sécurité sur la question de l’autonomie si chère à Rabat, cédant ainsi à la pression algérienne. Qu’en dites-vous ?
Il faut définir les mots et les problématiques. Le soutien diplomatique de la France, très important parce que c’est un pays membre permanent du Conseil de sécurité, se déploie surtout au niveau du dossier du Sahara occidental. Là-aussi c’est une continuité de la politique diplomatique qui transcende les clivages politiques de droite comme de gauche, depuis le déclenchement de la Marche verte en 1975. Le cas que vous citez, concernant Sarkozy, est intéressant mais reste très conjoncturel, puisque lié au refus par Mohammed VI d’acheter des avions français. (Les câbles révélés par le corbeau Chris Coleman évoquent plutôt un lest de Paris en faveur de Bouteflika pour s’assurer de la participation de l’Algérie à l’Union pour la Méditerranée, ndlr) . Le « sérieux » et la « crédibilité » de la proposition d’autonomie faite par le Maroc est devenue une rengaine, une musique répétées par tous les présidents français, même si la France ne reconnaît pas la souveraineté du royaume sur ce territoire. Récemment, après les « petites trahisons » des Américains, favorables à une résolution autorisant le contrôle des droits de l’homme au Sahara par la Minurso, il a fallu tout le poids diplomatique de la France de Hollande pour que le pire soit évité.
Pensez-vous que le Maroc et la France sont partenaires ou concurrents en Afrique ?
Non, je ne le pense pas. Un diplomate français m’a dit, sur un ton condescendant, que « si c’était la Chine on serait inquiétés, mais franchement, le Maroc… » Je pense plutôt qu’en Afrique, entre le Maroc et la France, il s’agit davantage du partenariat, comme vous dites, que de la concurrence.
Le Maroc est à la peine avec l’Union européenne. Vous ne dites pas si la diplomatie de Mohammed VI peut toujours compter sur ses appuis français. Est-ce le cas ?
Là-aussi il faut préciser. Il ne s’agit pas de l’UE, mais de la cour européenne, une instance moins politique que juridique, voire judiciaire, c’est-à-dire avec un degré d’indépendance décisionnelle élevé. Je crois qu’à ce niveau, la « République de Sa Majesté » ne pourra pas grand-chose.
Plusieurs analystes pensent que la France est en perte de vitesse au Maroc, que son « pré-carré » s’effiloche. Ce n’est pas votre avis ?
Je ne le pense pas : Comme je l’ai dit, les enjeux futurs de la France au Maroc sont moins économiques et financiers que culturels et linguistiques. La stratégie française au Maroc est ciblée : elle vise l’élite influente du royaume, une élite politique et financière puissante avec laquelle elle partage une culture et une langue communes, et qui a « un pied ici et pied là-bas »…
Vous reproduisez in-extenso les minutes des auditions policières du binôme Graciet-Laurent dans l’affaire dite du « chantage au roi ». Qu’en concluez-vous ? Pensez-vous que la thèse des documents explosifs qu’ils auraient en leur possession est-elle crédible ?
J’ai pu avoir toutes les retranscriptions, effectuées par la Brigade de répression de la délinquance contre la personne (BRDP), des trois rencontres qui ont eu lieu, à Paris, entre les deux journalistes et l’avocat du palais Hicham Naciri. Près de 100 pages de conversations hallucinantes où les sujets les plus sensibles liés aux relations entre la monarchie et l’élite politique française ont été évoqués. C’est le chapitre le plus fou je dirai. Je n’ai pas reproduit in-extenso, comme dites, les minutes de ces conversations. J’ai choisi les extraits les plus saillants et les plus pertinents qui ont un lien avec mon sujet principal : la connivence entre le palais et une partie de l’élite politique et financière française. J’ai évacué tout ce qui est lié à la vie privée. Ces documents sont pleins d’enseignements sur la nature du régime politique marocain. Comme tout journaliste qui respecte ses lecteurs, j’ai introduit ces extraits dans le cadre d’un long texte formant un chapitre intitulé « les prédateurs du ‘’prédateur’’. C’est un travail qui m’a pris beaucoup de temps mais en le relisant à la fin, j’avais l’impression de lire un roman policier. Plus sérieusement, et pour répondre à votre question, je pense que le palais a pesé le pour et le contre et jugé, finalement, que les informations des deux journalistes n’avait d’explosif que la formulation.