Pierre Mansat est président de l’Association Josette et Maurice Audin (AJMA). Dans cet entretien qu’il a accordé à TSA, il aborde plusieurs points liés à la question mémorielle entre l’Algérie et la France, notamment le rapport Stora, la recherche de la vérité sur l’assassinat de Maurice Audin, la réticence des autorités françaises à faciliter l’accès aux archives de la guerre de libération nationale.
L’association AJMA que vous présidez a rendu publiques des propositions devant contribuer à faire avancer le dossier sur la question de la mémoire entre l’Algérie et la France, lesquelles propositions devraient être soumises au président français Emmanuel Macron. D’abord, pouvez-vous rappeler succinctement ces propositions ?
Dire et partager la vérité sur la colonisation de l’Algérie par la France et les atrocités et injustices commises par celle-ci sur le peuple algérien ; ouvrir toutes les archives relatives à la colonisation et la guerre d’Algérie/guerre d’indépendance algérienne ; continuer à établir la vérité sur les conditions de l’assassinat de Maurice Audin et la disparition de milliers d’Algériens et de Français pendant cette guerre ; soutenir politiquement et financièrement toutes les initiatives citoyennes de solidarité et d’amitié entre les peuples français et algérien.
« Et plus largement combattre l’utilisation de la torture contre les peuples dans le monde entier »
Pourquoi de telles propositions maintenant, c’est-à-dire simultanément à celles faites par Benjamin Stora dans son rapport sur la colonisation et la colonisation ? Viennent-elles en complément au rapport fait par l’historien ?
L’Association Josette et Maurice Audin, créée en 2004 à l’initiative du mathématicien Gérard Tronel, héritière du Comité Audin (1957/1962) s’est donné comme objectifs d’établir la vérité sur les circonstances de l’assassinat de Maurice Audin par des militaires français et sur le lieu où sa dépouille a été enterrée ; d’établir la vérité sur la disparition de milliers d’Algériens et de Français pendant la guerre ; dénoncer l’utilisation de la torture comme système de terreur à l’égard de la population algérienne.
Et plus largement combattre l’utilisation de la torture contre les peuples dans le monde entier ; renforcer les liens d’amitiés et de solidarité entre les peuples algérien et français, en particulier avec le Prix Maurice Audin de mathématiques décerné simultanément à des mathématiciens algériens et français.
La publication du rapport de Benjamin Stora a permis d’ouvrir en grand un renouveau du débat sur la colonisation de l’Algérie par la France et sur les actes nécessaires. Il a certainement des défauts mais pour reprendre une phrase de l’historienne Sylvie Thénault, selon moi il contribue à « revenir à l’histoire – et son dépassement des référents nationaux – pour enrayer l’engrenage et cesser de craindre ce passé au motif de sa conflictualité sociale« .
Nous avons fait réaliser en 2019 un cénotaphe (monument funéraire ne renfermant pas de dépouille) Maurice Audin au cimetière parisien du Père Lachaise, seul monument élevé en France à un combattant de l’indépendance algérienne.
Nous sommes cofondateurs du site www.1000autres.org qui publie les documents sur les disparus de la Bataille d’Alger. Nous avons organisé à l’Assemblée nationale en septembre 2019 une journée d’étude sur les « disparus du fait des forces de l’ordre françaises« .
Et le prix Audin, avec le soutien de la Direction de la recherche scientifique algérienne et les sociétés mathématiques françaises vient d’être attribué à des mathématiciens algériens et français. Des voyages d’échanges entre ces scientifiques seront organisés.
Ainsi forts de nos actions, passées et récentes, fort de nos relations solidaires avec de nombreux amis algériens, nous avons donc décidé de contribuer à pousser la porte ouverte par le rapport et ses préconisations et ainsi formuler des propositions que nous avons adressées au président Macron, a différents ministres ainsi qu’à l’ambassadeur d’Algérie en France. Parce que je crains que tout ceci s’enlise et que des actes concrets ne soient pas posés.
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« Dans ce rapport, Benjamin Stora n’écrit pas une nouvelle histoire de la colonisation et de la guerre »
Le rapport Stora a suscité des réactions divergentes et même une polémique. Comment évaluez-vous sa teneur et qu’avez-vous à dire de la polémique qui s’en est suivie par rapport au fait qu’il n’ait pas franchement préconisé la repentance et des excuses de la France sur la colonisation ?
Dans ce rapport, Benjamin Stora n’écrit pas une nouvelle histoire de la colonisation et de la guerre. Il s’appuie sur son énorme travail d’historien pour s’efforcer d’analyser la formation des mémoires et formuler des propositions très concrètes.
Son énorme retentissement montre bien son utilité. Les réactions sont très contrastées, pouvait-il en être autrement ? Dans son rapport et dans ses interventions publiques depuis, Benjamin Stora dit bien ne pas être opposé aux « excuses » mais il interroge l’efficacité de cet acte (page 75 et suivantes).
Et il faut clarifier un point : dans le communiqué officiel de la présidence de la République (visible sur le site de l’Élysée) publié le jour de la remise du rapport, il n’est pas dit « ni repentance et ni excuses ».
Cette expression est le fait de M. B. Roger-Petit, conseiller mémoire du président, s’adressant aux journalistes le matin du 20 janvier alors que le rapport n’était pas public et qu’il a été remis à 17h.
Sur quels points l’Algérie et la France devraient-elles travailler en priorité pour arriver à un compromis ?
Compromis, je ne crois pas que le terme soit adapté. Du côté français « la culture politique française doit se débarrasser de sa frilosité sur une colonisation naguère source de puissance et d’orgueil.
Au XXIe siècle, comment défendre encore la légitimité d’une conquête territoriale suivie d’un peuplement exogène, d’une dépossession foncière officiellement organisée, de l’instauration d’un ordre social intrinsèquement inégal et de sa préservation par la violence? » (Sylvie Thénault).
D’où l’impérieuse nécessité d’une déclaration forte sur la colonisation, les crimes et exactions subis par le peuple algérien. Et un effort renouvelé pour les études, la place de ce sujet dans l’enseignement scolaire, la connaissance de l’action des anticolonialistes de France (avocats, éditeurs, journalistes, soldats du refus, militants…).
Peut-être trois priorités qui impliquent une coopération forte entre nos deux pays : les dizaines de milliers de disparus, les essais nucléaires au Sahara, les archives.
Est-il vrai que la question de la mémoire est devenue l’otage d’enjeux électoraux et de politique interne en France ?
Oui. Relisons ce passage du rapport Stora. « Le passé colonial, et la guerre d’Algérie, constitue désormais en France l’un des points de cristallisation de la réflexion fébrile qui s’est nouée çà et là autour de l’« identité nationale », au sein d’une société française éminemment diverse dans ses origines. Ainsi en atteste la virulence de débats récents autour de la loi du 23 février 2005 sur « la colonisation positive », et des dangers de la « repentance », ou à propos des traumatismes laissés par l’esclavage… »
On a vu que cette histoire particulière concerne toujours des millions de gens : « Pieds noirs » et soldats, officiers et harkis, immigrés algériens, binationaux vivant des deux côtés de la Méditerranée.
Le chemin est long. Il a fallu attendre 1999 pour la reconnaissance d’une « guerre » qui avait eu lieu en Algérie ; 2005 la reconnaissance des massacres commis à Sétif et Guelma en 1945 ; 2012 pour le discours de François Hollande sur la « férocité » du système colonial.
La campagne électorale de l’élection présidentielle de 2022 est déjà là, ce qui me fait craindre que tout cela ne s’enlise.
Il y a deux ans, le président Français a reconnu officiellement la responsabilité de l’État français dans la mort de Maurice Audin. Que représente cette annonce pour la famille Audin, l’association qui porte son nom ? Peut-elle aider au règlement du contentieux mémoriel entre l’Algérie et la France ?
Rendu possible par soixante ans de combat de Josette Audin, de ses enfants, des avocats, des personnalités comme Cédric Villani, de certains médias comme le quotidien l’Humanité, des militants.
C’est un geste très fort, sur lequel il ne sera pas possible de revenir. Le président n’a pas seulement reconnu la responsabilité de l’État français, de son armée dans l’enlèvement, la torture et assassinat de Maurice Audin, mathématicien communiste, militant de l’indépendance, il a reconnu l’existence d’un système de torture, d’enlèvements, d’exécutions couvert, organisé par l’ensemble des pouvoirs publics, rendu possible par l’adoption en 1956 des « pouvoirs spéciaux » qui ont permis les exécutions, « qui ont limité la liberté d’expression, entravé les droits individuels, légitimé des centres de rétention administrative, mis en place des zones interdites. » (B. Stora)
Et il a annoncé l’ouverture des archives et lancé un appel à la publication des archives personnelles.
« Dans ce domaine la coopération de l’État algérien est indispensable pour identifier les lieux, organiser les fouilles et l’identification des corps »
Mais il reste que toute la vérité n’avait pas été dite, notamment sur les circonstances exactes de la mort de Maurice Audin, les exécutants et commanditaires de l’assassinat, le lieu où se trouve son corps… Y a-t-il eu depuis des avancées sur ces questions ?
Aucune, c’est pour cela que fidèle au combat de Josette Audin, nous continuons à rechercher les responsabilités. Connaître le lieu où la dépouille a été enterrée. Nous ne lâcherons pas. Pour Audin comme pour des milliers de disparus.
Dans ce domaine la coopération de l’État algérien est indispensable pour identifier les lieux, organiser les fouilles et l’identification des corps.
« Cette fermeture des archives nuit gravement à la recherche historique en France »
Maurice Audin n’est pas l’unique disparu de la guerre d’Algérie. Votre association soutient l’initiative du site 1000autres.org pour documenter les cas de disparition. Pouvez-vous fournir un premier bilan chiffré de cette initiative ? Qu’est-ce qui fait que l’État français tergiverse encore à ouvrir complètement les archives liées à ces faits, plus de 60 ans après leur déroulement ?
Lancé en partenariat avec le site www.histoirecoloniale.net, 1000autres.org est animé par deux historiens, Malika Rahal et Fabrice Riceputi. Il a permis à plusieurs centaines de familles de retrouver la trace de leurs pères, sœurs, oncles, frères.
Un appel à témoignages est lancé. Quand la situation sanitaire le permettra, il est envisagé d’organiser des rencontres en Algérie avec ces familles. Quant à l’accès aux archives, c’est un très important sujet.
Voici ce qui se passe. En 2011, une révision de l’Instruction ministérielle sur la protection du secret de la défense nationale (IGI-1300, article 63) a précisé que tout document portant un marquage Secret Défense, dit « classifiés au titre du secret de la défense nationale », devait être déclassifié par l’autorité compétente avant communication.
Cette obligation contredisait le code du patrimoine qui garantissait jusqu’alors un accès de droit aux archives publiques, pour les documents dont la communication portait atteinte au secret de la défense nationale, à l’issue d’un délai de cinquante ans.
Dès lors, des documents déclarés « en droit », par le législateur, librement communicables aux chercheurs ou aux citoyens, ne l’étaient plus automatiquement.
Depuis janvier 2020, une interprétation de plus en plus restrictive de cette instruction ministérielle a entraîné le blocage de nombreux fonds aux Archives nationales comme aux archives de la Défense.
Des documents qui étaient librement communicables et communiqués, des documents qui avaient été publiés dans de nombreux livres d’histoire sont, aujourd’hui, inaccessibles.
Deuxièmement, cela permet aux administrations de faire obstacle à la communication d’archives publiques par des refus de déclassification ou, tout simplement, en ignorant les demandes. En novembre 2020 une nouvelle Instruction a été publiée qui marque une volonté de fermeture des archives sans précédent.
Cette fermeture des archives nuit gravement à la recherche historique en France par rapport à celle qui se fait à l’étranger, en Allemagne, au Royaume-Uni, aux États-Unis. Par exemple, comment travailler sur l’État, comment confronter les points de vue et les pratiques sans accès à des archives comparables d’intérêt et de confidentialité ?
La nouvelle IGI remet en cause les positions de deux présidents de la République, sur la Seconde Guerre mondiale et sur la guerre d’Algérie. Elle contrarie considérablement la réalisation de la promesse du président de la République lors de sa visite à Josette Audin d’une plus grande ouverture des archives de la guerre d’Algérie, notamment concernant les disparus.
Cette IGI asservit la liberté de la recherche et porte une atteinte irrémédiable à ce sans quoi il n’existe pas de République démocratique : le respect de la loi.
Avec l’IGI-1300, un texte réglementaire se substitue à la loi et va à l’encontre d’un principe fondamental de notre droit intégré à la Constitution : « Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas » (art. 5 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, 1789).
Ce qui a conduit l’Association Josette et Maurice Audin à signer, avec des associations d’historiens et d’archivistes et un large collectif, deux recours devant le Conseil d’État (la plus haute autorité juridique).