On en parlait très peu, ou pas du tout. Pendant près de quatre décennies, les viols commis en Algérie par les soldats de l’armée française pendant la Guerre de libération nationale sont restés un sujet tabou que ni les victimes ni les bourreaux n’osaient aborder publiquement.
Jusqu’à ce qu’une femme décide de « partager le lourd fardeau », pour reprendre ses mots. Il s’agit de la moudjahida Louisette Ighilahriz qui a fait l’objet, en septembre 1957, en pleine bataille d’Alger, de tortures et de viols au siège de la 10e division parachutiste à Alger.
Elle avait 20 ans. En 2000, elle a témoigné dans le journal français Le Monde. La journaliste qui l’a convaincue de parler et qui a recueilli son témoignage, Florence Beaugé, reconnait que sans le courage de cette femme, « le tabou n’aurait jamais été brisé ».
La même journaliste revient cette semaine dans Le Monde avec une longue enquête dans laquelle elle revient sur les témoignages des rares victimes qui ont osé parler, et décortique les raisons du long silence sur la question, faisant intervenir des historiens.
Même si des témoignages ont pu être recueillis ces vingt dernières années, des victimes et mêmes d’anciens militaires ont parlé, le sujet demeure difficile à aborder de part et d’autre de la Méditerranée. Même le dernier rapport de Benjamin Stora sur les mémoires de la colonisation n’en a pas fait mention directement.
Même quand on est une victime, parler de ces actes n’est pas toujours sans conséquences. « Ce courage, Louisette l’a payé fort cher », écrit Florence Beaugé.
Son fils ne lui pardonne pas d’avoir parlé. Sa fille ne parvient pas à sortir d’une dépression. Les autres moudjahidate lui tournent le dos. Elle sait qu’elle est d’un côté « celle qui a beaucoup fait pendant la Guerre de libération et qu’on remercie », de l’autre, elle reste « celle qui a été violée ». Mais elle ne regrette rien. « Je suis juste un peu amère », dit-elle.
C’est pourtant de son témoignage que tout est parti. « Le témoignage de Louisette Ighilahriz a fait l’effet d’une déflagration ! Tout est parti de là. C’est alors qu’on a commencé, en France, à s’intéresser à ce sujet », souligne Tramor Quemeneur, historien spécialisé sur la guerre d’Algérie, cité dans l’enquête.
Louisette raconte qu’il arrive que des hommes qui la croisent dans la rue la remercient d’avoir parlé, lui confiant qu’ils avaient eux aussi subi les mêmes atrocités.
« Mais ce n’est pas à moi qu’il faut le dire ! Aidez-moi et dites-le tout haut ! Il faut qu’on sache ce qui s’est passé », rétorquait-elle.
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« Le viol demeure synonyme de honte »
Son témoignage a encouragé d’autres à le faire. En 2004, c’est Baya Laribi qui l’a fait, dans les colonnes du même journal.
Infirmière au maquis à l’est du pays, elle a été capturée en 1956. Elle affirme avoir subi un viol collectif au palais Klein, dans la basse Casbah, et au siège de la 10e division parachutiste. Parmi ses violeurs, le capitaine Graziani qui récidivera avec Louisette Ighilahriz.
Les viols sont parfois suivis de grossesse. Mohamed est né d’une de ces exactions. Sa mère a été violée à 15 ans, en 1959, du côté de Theniet el Had. Aujourd’hui, il a la double nationalité algéro-française et se définit comme étant « Français par le crime ».
Il a lui aussi raconté sa souffrance dans un livre intitulé « Lettre à ce père qui pourrait être vous », paru en 2005. Il a été l’un des tout premiers à témoigner après Louisette Ighilahriz. C’était en novembre 2000.
D’autres témoignages ont pu être recueillis, mais beaucoup de victimes gardent encore le silence. Certaines ne parleront même jamais, n’étant plus de ce monde.
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« Deux traumatismes liés à la guerre d’indépendance subsistent en Algérie, et ils sont infiniment plus lourds que tous les autres : la question des disparus et celle des viols. Autant on parle du premier dans les familles, autant on tait le second. De tous les sévices perpétrés par l’armée française, le viol est le plus caché, par les auteurs autant que par les victimes. C’est l’angle mort des recherches historiques », écrit Florence Beaugé.
« Au lendemain de l’indépendance, en 1962, le silence était le mot d’ordre dans les familles algériennes. Tous ceux qui avaient subi des atrocités, des sévices sexuels surtout, se voyaient priés de se taire. Aujourd’hui encore, un viol demeure synonyme de honte », poursuit-elle.
« Pour avancer, il faudrait réussir à se dégager des idées reçues, plus confortables. Non, les tortures sexuelles commises en Algérie n’ont pas été de simples bavures mais le produit de la volonté politique des gouvernements qui se sont succédé afin d’écraser l’adversaire et de l’humilier », souligne l’historienne Claire Mauss-Copeaux.
« Il faut que les générations montantes sachent ce qui s’est passé. La torture physique, ce n’est rien en comparaison de la torture morale. La mort, c’est la fin, mais la torture morale, c’est une souffrance qui ne se termine jamais (…) Avant de mourir, je voudrais savoir qu’on a gagné. Je voudrais apprendre que le monde entier sait enfin ce qui nous est arrivé, et que les bourreaux ont été confondus », disait Baya Laribi en 2004. Hélas, son vœu n’a pas été à vrai dire exaucé.
À sa mort, en 2017, très peu de victimes, proportionnellement à l’ampleur de ces crimes, avaient franchi le pas. Même l’annonce de la facilitation de l’accès aux archives françaises de la guerre d’Algérie ne devrait pas changer grand-chose puisque ces crimes ne se faisaient jamais sur des ordres écrits.
« Les quelques affaires qui parfois émergeaient étaient étouffées par le commandement militaire, soucieux des apparences », rappelle l’historienne Claire Mauss-Copeaux, citée dans l’enquête du Monde.
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